À un enfant, le royaume

Le premier roman d’Emmanuelle Tornero, Une femme entre dans le champ, raconte la découverte de la maternité d’une jeune mère qui décide de partir à pied sur les routes avec son bébé. Il étonne à la fois par son sens de la composition, très ouvert, par la vision de la maternité qu’il propose, et par la très grande beauté de son écriture.

Emmanuelle Tornero | Une femme entre dans le champ. Zoé, 160 p., 17 €

Deux aspects permettent de plonger d’emblée dans ce texte. Les premières pages, d’abord : elles forment un magnifique prologue, au cours duquel une femme, nommée L., avec sa poussette se démène sous une pluie battante dans la boue d’un champ et dans le ruissellement hagard et obstiné de ses pensées. Ensuite, la composition, tout en notes, en captations de moments divers. La plupart des chapitres suivent le point de vue de L., au discours indirect libre. Ils sont de tailles très variables (quelques pages ou quelques lignes) et correspondent à des journées ou des moments. Ils sont datés « j+ x» ou « j- x » – le jour « j » désignant celui où L. enlève son enfant. Ils ne sont pas classés dans l’ordre chronologique mais permettent de dessiner une durée de près de deux ans. Ils donnent l’impression d’avoir accès à l’intimité de L. Quatre chapitres, cependant, sont datés de façon classique et classés dans l’ordre chronologique ; ceux-là donnent le point de vue de différentes caméras de surveillance qui ont filmé L. et dont les enregistrements sont, peut-on supposer, consultés par des enquêteurs. Ainsi, en plus de ces deux points de vue (celui de L. et celui de la caméra), y a-t-il un hors champ : celui d’une enquête ou d’une traque visant à retrouver L.

Le roman d’Emmanuelle Tornero raconte, par touches ou notations, la déshérence sociale et la fuite d’une mère pour qui la crèche, les médecins, les collègues, le conjoint existent, du moins au début du livre, mais de façon oblique et menaçante, comme en lisière. Pourtant, ce n’est pas l’enfant que cette femme veut protéger des autres : elle ne se raconte pas d’histoire paranoïaque, n’imagine pas des complots. Au centre de ses perceptions, il n’y a pas d’abord des individus ni des rôles sociaux. ll y a des taches de lumière, une fissure au plafond, les bruits du RER dans le tunnel, les bruits du bébé, les poussées dévoratrices d’une nature péri-urbaine le long d’un canal de banlieue, quelques souvenirs d’enfance désarrimés de leur contexte. C’est un monde fait d’attention fusionnelle à des détails qui clochent, à la stridence des voix. Il s’accommode particulièrement bien d’une écriture par morceaux, travaillée par les ellipses. C’est aussi un monde fait d’évitements. L. évite le regard inquisiteur de la directrice de la crèche, évite le contact de ses collègues puis de son compagnon décrit comme un « Monsieur Touvabien » faussement rassurant : elle ne voit en eux que des rôles sociaux, à la fois vides et autoritaires. Elle leur préfère la « monstresse » et les promenades seule avec l’enfant, sans but, au bout des lignes de RER.

Emmanuelle Tornero Une femme entre dans le champs
Poussette fantôme © CC BY 2.0/Simone Ramella/Flickr

Il semble alors que l’écriture d’Emmanuelle Tornero se détourne de la scène sociale, et aille, comme les impressionnistes, écrire sur le motif. Mais le motif est ici une force inquiétante, car l’extérieur happe L. Ce n’est pas par fusion avec son enfant que L. se désocialise et perd jusqu’à son nom. C’est parce que le fait d’avoir donné naissance a ouvert une brèche en elle et l’a livrée à une force dépersonnalisante, une emprise à laquelle elle s’abandonne de plus en plus, comme on s’abandonne à une passion, même délétère. Cette force est figurée par un figuier – symbole de fécondité – que seule L. perçoit. Il l’enserre dans ses branches, l’étouffe quand elle manifeste encore l’envie de rejoindre ses collègues, son mari, son travail. Il la détourne de toute interaction sociale, la lance avec son bébé sur une ligne de fuite et d’errance vers le sud, à manger des baies, dormir dans des granges désaffectées ou dans des petits bois, à se faire ourse entre deux départementales. Tout se passe comme si la protagoniste, ayant donné naissance, ne pouvait faire autre chose que de tenter de rejoindre indéfiniment un état de nature, une loi cachée, un royaume inquiétant (natura, en latin, désigne à la fois la nature et la naissance). Ou tout se passe comme si L. revenait elle-même à des sensualités de petite enfance, à l’enfance comme flux, fugue sans raison, sans mot, musicale et immense.

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Il y a dans le cheminement de L. quelque chose d’évidemment inquiétant et d’opaque – en maints endroits, on craint qu’elle ne se détourne même de l’enfant ou qu’elle ne le tue – et cette inquiétude, savamment distillée dès les premières pages, fait partie de la tension narrative. Mais le cadre du fait divers est constamment débordé. La fugue de L. avec son bébé donne lieu à des pages d’autant plus réussies qu’on y sent un vrai bonheur d’écriture qui allège tout. L’errance le long des routes est aussi l’occasion d’arpenter le monde et d’en faire l’inventaire. La variabilité des formats (quelques pages ou quelques lignes ) que permet une écriture centrée sur des moments est alors très heureuse. Ainsi, les pages qui décrivent les cris des familles, un dimanche dans la zone de baignade d’un lac, sont remarquables : elles sont écrites en vers libres, disposés sur deux colonnes par page, mais de façon si fluide, si attachée aux menus faits du quotidien, qu’on oublie de théoriser ; on lit et on ne s’aperçoit qu’après coup qu’on est passé au poème. De même, le passage (en prose) qui décrit, comme en passant, l’apparition d’une première dent est saisissant : il n’a rien de la condescendance attendrie qu’on manifeste en général à l’égard des enfants et tout, cependant, de l’étonnement, du ravissement – au sens fort – devant cette poussée anonyme du temps et des corps.

Avec le personnage de L., Emmanuelle Torero a saisi, et amplifié, ce que le fait de donner naissance a d’inassimilable, ce que l’expérience de la parentalité comporte de résurgence traumatique ou de démesure. Les pages où L. découvre, dans le bureau d’une grange désaffectée, un volume intitulé 1 000 questions et 1 000 réponses : L’univers et la terre/Les hommes et leur histoire/Les hommes et les animaux/Les sciences et les techniques donnent lieu à une liste, très gaie, comme un abécédaire du monde, et cette esthétique de la liste se prolonge ou ressurgit ailleurs. On pense, parfois, à ces moments d’insouciance et de bonheur, centrés sur l’aube ou les animaux, qui ponctuent la fuite des enfants, dans La nuit du chasseur. On pense aussi, d’autant plus que la citation nous y convie, au sentiment de plénitude inquiète qui accompagne la contemplation des nuages dans Ciel et terre et ciel et terre, et ciel de Jacques Roubaud (Flohic, 1998). Il y a d’autres citations, d’autres hommages plus ou moins cachés qu’on n’est pas obligé de voir mais qui contribuent au sentiment d’avoir affaire à une écriture à la fois très claire, très libre et très mûrie. C’est un premier roman et c’est une réussite.