Carnets de Bal

Il aura donc fallu un peu plus de vingt ans pour que l’un des ouvrages occupant une place centrale dans l’œuvre prolifique de Mieke Bal soit enfin rendu accessible au lectorat francophone. Jusque-là, en effet, hormis ses études narratologiques des années 1980 et les leçons inaugurales qu’elle a données l’an dernier au Collège de France, une part infime avait été traduite en français de ses analyses culturelles, son domaine de prédilection depuis qu’elle a fondé une école dans ce domaine au sein de l’université d’Amsterdam il y a trente ans.

Mieke Bal | Concepts itinérants. Comment se déplacer dans les sciences humaines. Trad. de l’anglais par Cécile Dutheil de la Rochère. Préface d’Emmanuel Alloa. Les presses du réel, 544 p., 28 €

Bien qu’il se présente comme un guide (il est sous-titré A Rough Guide en anglais), il est probable que ce livre désoriente la plupart de ses lecteurs en français, tant du fait de son approche que de l’écriture qui la sous-tend. « Chez Mieke Bal, prévient à cet égard Emmanuel Alloa dans sa préface, on a toujours l’impression de découvrir à la fois un objet et une méthode, qu’il faut apprendre à apprivoiser en même temps. » Sans exagérer sa propension à brouiller les frontières disciplinaires – Bal souligne que sa « défense de l’interdisciplinarité […] est loin d’être indifférente à la disciplinarité » –, il est un fait que la logique avec laquelle elle mène ses réflexions a quelque chose de singulier, voire d’original. 

Tantôt ses démonstrations témoignent d’un souci de pédagogie dont on trouve peu d’équivalents dans l’écriture universitaire contemporaine, tantôt elle les brusque par une série de bonds conceptuels assez inattendus. Dans le même esprit, l’érudition aussi bien artistique qu’académique dont elle fait montre pourrait aisément être qualifiée d’éclectique – moins la légère coloration négative qu’on attache parfois à ce mot.

Mieke Bal, Concepts itinérants. Comment se déplacer dans les sciences humaines
Forum Pour l’Art et l’Amitié. De gauche à droite : Wam de Moor, Maarten ‘t Hart, H. A. Gomperts, Koos Hawinkels et Mieke Bal (1980) © CC0/WikiCommons

C’est que, pour Mieke Bal, il n’est pas d’œuvre qui ne génère de concepts, ni de concept intéressant l’analyse culturelle qui ne se rapporte à une œuvre. « Aucun concept n’a de sens pour l’analyse culturelle s’il ne permet pas de mieux cerner l’objet suivant ses termes à lui – ceux de l’objet », insiste-t-elle. À ses yeux, l’enjeu de tout processus de théorisation est en effet « de faire en sorte que l’objet “réponde” ». En lisant ces lignes, un philosophe aura sans doute quelque raison de s’inquiéter. Non de la dimension « animiste » que prête Bal à l’objet, puisqu’elle y met des guillemets et que la propension de la philosophie à exploiter « sans cesse le potentiel “imageant” » du langage qu’elle décèle chez Gilles Deleuze et Félix Guattari est effectivement une tendance partagée, et certainement inévitable, mais, en contestant la compétence spécifique de la philosophie à produire des concepts que revendiquaient précisément les deux philosophes, Bal s’expose au reproche de ne pas distinguer le concept supposément absolu de la notion réputée relative – relative à l’objet, justement.

Certes, cette distinction n’est peut-être véritablement opératoire que dans un contexte philosophique qui n’est pas le sien. Aussi est-elle fondée à soutenir que, du point de vue de l’analyse culturelle, « le chevauchement des catégories est inhérent à leur définition ». À ce titre, pour le dire d’une façon qui reproduit ses propres sauts, ce qui intéresse Mieke Bal, ce sont en réalité moins les distinctions conceptuelles que les divergences culturelles, dont l’analyse passe nécessairement à ses yeux par un effort de théorisation débouchant sur de nouveaux concepts analytiques.

Celui de divergence acquiert précisément chez elle un relief particulier. Suivant un développement caractéristique de son approche, elle reprend l’usage qu’en fait Jonathan Culler dans le cadre de la critique littéraire pour le déplacer au niveau de la critique culturelle. Ce déplacement se déroule alors de la manière suivante : si la notion de divergence permet de qualifier en littérature l’écart « entre l’intention et l’occurrence », écart que réalise pour Jonathan Culler l’histoire telle qu’elle est racontée, pour Mieke Bal cette notion de divergence possède une valeur théorique qui rend pensable l’écart entre passé et présent dans l’Histoire telle qu’elle est remémorée, et donc aussi racontée, quoique sur un mode parallèle à celui de la fiction. Aussi cette reprise théorique lui permet-elle de soutenir que « la divergence, me semble-t-il, est un mot parfait pour indiquer le gouffre entre le passé et le présent, et suggérer les deux – voire plus ! – versants du gouffre sans préjuger du type de coupures, de joints et d’effacements qu’il faut pour observer et tirer des enseignements de cette divergence ».

Par ces mots, Mieke Bal rend compte à sa manière du « voyage » (le titre original de son livre est Travelling Concepts in the Humanities) qu’elle vient de faire subir au concept de divergence, qui correspond à sa traduction dans un autre cadre disciplinaire, la relation qu’elle en donne étant finalement celle de son « interdisciplinarisation », pour ne pas dire de sa transsubstantiation. D’où aussi le caractère formateur, voire initiatique, des récits de voyages conceptuels qui composent les différentes sections thématiques du volume.

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L’un d’entre eux concerne d’ailleurs une notion voisine de celle de divergence, quoiqu’elle l’extraie cette fois d’une œuvre d’art. Mieke Bal tire en effet du célèbre groupe sculpté du Bernin l’Extase de sainte Thérèse (vers 1645-1652) une réflexion plus générale, à la fois transhistorique et interdisciplinaire là aussi, sur le rôle théorique qu’elle attribue au décentrement et à l’extase. L’analyste ne prend évidemment pas son exemple au hasard. Comme le soulignait Jacqueline Lichtenstein, qui n’a jamais dissimulé quant à elle sa défiance d’historienne de l’art envers les constructions théoriques des esthéticiens, peu de périodes historiques ont autant entretenu une culture de l’image que le XVIIe siècle, dont le langage lui-même aspirait continûment à s’imager.

C’est évidemment davantage la divergence entre mots et images que leur convergence qui retient l’attention de Mieke Bal. Il ne s’agit cependant pas, à ses yeux, d’instaurer entre les uns et les autres une opposition irréductible – « autant je suis d’accord pour éviter de subordonner les images au langage, autant je résiste à l’idée de visualité “pure” », déclare-t-elle – mais de considérer leur divergence comme une altération productive du sens qu’on peut en inférer. « Si les mots font défaut aux images, affirme Bal, ce n’est pas parce que les images échappent au sens, mais parce que le sens est toujours déjà dissipé par la traduction qui essaie de le saisir. Autrement dit, parce que le sens est lui-même extatique. »

Penser cette extase du sens, et non se contenter de le regarder s’échapper, telle est la tâche qu’elle s’est fixée, et qui alimente conceptuellement la part critique de ses analyses de la culture. L’une d’elles, qu’elle examine longuement, porte sur la tradition aux Pays-Bas du Zwarte Piet, le « Pierrot noir », sorte de déclinaison du black face états-unien, à ceci près, pointe-t-elle, que « le racisme y croise non seulement l’esprit de classe (les Zwarte Piets sont des domestiques), mais le sexisme (ils sont féminisés) ». Mieke Bal, qui les a découverts dans son enfance, reconnaît que, « comme toutes les sociétés, la société néerlandaise a des traditions dont certaines vous font rougir de honte », mais c’est en tant qu’elle est devenue analyste culturelle qu’elle peut saisir combien l’adhésion à cette tradition populaire pâtit d’un manque de criblage théorique, qui permettrait d’apercevoir la divergence entre la fonction passée de cette coutume et le fait qu’elle suscite aujourd’hui une sorte de honte culturelle.

Une part non négligeable de ses analyses s’attache en ce sens à réévaluer les représentations passées, qu’elles soient issues du folklore ou des beaux-arts, dans un cadre théorico-critique renouvelé. À la suite des pages qu’elle consacre au cas du Zwarte Piet, Mieke Bal se penche notamment sur deux peintures d’hommes noirs réalisées elles aussi au XVIIesiècle : le portrait de Juan de Pareja, exécuté par Diego de Velázquez en 1650, et les Deux hommes noirs de Rembrandt van Rijn, tableau qu’il a lui-même daté de 1661. Pour des motifs différents, c’est lorsque Mieke Bal se confronte à ces deux œuvres que son analyse se révèle moins convaincante qu’elle ne pouvait l’être auparavant, s’exposant en l’occurrence aux corrections de ses collègues venus, comme elle dit, « d’un autre pays – l’histoire de l’art ».

Mieke Bal, Concepts itinérants. Comment se déplacer dans les sciences humaines
« Portrait de Juan de Pareja », Diego Velázquez (1650) © CC0/WikiCommons

Elle estime en effet que les têtes du double portrait de Rembrandt « sont plus proches de la typification ethnographique et raciste dont la presse et la peinture du XIXe siècle étaient friandes que d’un genre visant à singulariser ses sujets ». Remarque qui peut se comprendre en théorie, mais pas historiquement, le peintre n’ayant pu projeter sur sa peinture des représentations qui n’avaient pas encore cours à son époque. Mieke Bal considère qu’« à l’inverse, le portrait de Velázquez individualise son sujet », ce qui est juste, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un portrait individuel, mais les motivations – l’intention – qu’elle prête au peintre restent néanmoins davantage sujettes à caution qu’elle ne le suggère.

Velázquez aurait peint Juan de Pareja, son esclave métis, lors de son second séjour à Rome afin d’être reçu par ses pairs à l’Académie de la ville et, par suite, de recevoir la commande du portrait du pape, Innocent X. L’illustre Sévillan obtint l’un et l’autre, et Juan de Pareja la liberté quelques mois plus tard. À tous points de vue, donc, « le stratagème fut un succès ». Mais outre que ce récit qu’a brillamment commenté Victor Stoichita (commentaire sur lequel se fonde Mieke Bal) n’a été reconstitué qu’a posteriori, en l’espèce au début du XVIIIe siècle par Antonio Palomino, il est inexact d’en conclure qu’« anticipant sur le futur de Pareja [qui devint peintre lui-même], le peintre [Velázquez] avait donc offert à son modèle la pose qu’il s’était lui-même attribuée dans son tableau le plus célèbre, Les Ménines », puisque le chef-d’œuvre du musée du Prado n’a été entrepris qu’à partir de 1656, soit plusieurs années après la consécration romaine et deux ans avant la première œuvre connue de De Pareja. 

Si les historiens de l’art ont naturellement raison de s’alarmer de ce genre d’anachronismes – comme le faisait Jacqueline Lichtenstein –, ils auraient cependant tort – toujours avec elle – de les regarder comme des arguments en faveur de la préservation de leur monopole sur l’interprétation des œuvres d’art, que quelquefois ils confondent avec les arguments étayant leur revendication d’une autonomie de la discipline. Si la théorisation peut effectivement conduire à des incartades historiques, comme ici, historiciser sans théoriser confine en revanche à l’inertie. L’histoire de l’art n’est peut-être pas aussi dépassée que semble le penser par moments Mieke Bal, mais cette dernière voit cependant clairement qu’elle ne saurait véritablement remplir la fonction interprétative qui est la sienne qu’à la condition de se concevoir elle aussi comme une discipline, sinon extatique, du moins quelque peu excentrique.