Avec Le capitalisme au village, la politiste Doris Buu-Sao déchire l’image d’Épinal d’une résistance autochtone aux industries pétrolières du haut des terres d’Amérique du Sud. Défaisant notre imaginaire enchanté des luttes indigènes ouvertes contre le capitalisme international, incarné par la société Pluspetrol, son enquête dérange l’image héroïsée d’une résistance frappant le capital au cœur de sa confiscation des richesses au Pérou. Car entre deux mobilisations, une fois les banderoles déposées, une autre réalité apparaît, celle-ci plus quotidienne, lente et fastidieuse.
Grâce à sa plongée ethnographique de plusieurs années (2012-2013), Doris Buu-Sao nous ouvre les yeux sur ce qui se joue entre les communautés natives et les industries pétrolières, au plus près des frottements qui ont le visage d’un échange. Un donnant-donnant très inégal, certes, mais qui aménage des arrière-scènes de vie qu’on n’imaginait pas : un droit de captation en échange de meilleures conditions de vie, une liberté industrielle contre un rehaussement de droits à négocier, des constructions d’écoles et de services de soins, des aménagements de circulation dans les villages.
Dans cet entrelacement de frontières incertaines entre l’Équateur, la Colombie et le Pérou, le chemin est plein d’embûches pour joindre enfin le site pétrolier. Il a fallu que Doris Buu-Sao passe par les villages bordant le fleuve Pastaza, aux abords du site pétrolier d’Andoas, en flottant sur cette puissante rivière tortueuse quatre jours durant ; il a fallu franchir les passes dangereuses en pirogue-stop ; il a fallu obtenir des droits de passage pour joindre enfin la localité. L’auteure a dû inventer des liens pour persister des mois durant – plus de trois années –, être témoin engagé pour tenir, attendre, avancer dans une négociation permanente – auprès des leaders autochtones et des militants des ONG environnementalistes.
Les premiers pas de l’ethnographe consistent en cette très lente avancée pour se faire adopter, héberger, parfois supporter par quelques familles. Et de les suivre dans leurs activités quotidiennes, de la coupe de bois à la surveillance des champs, du travail de manœuvre aux diverses mobilisations sur le site pétrolier de la préparation de la fête du 1er mai à la récolte en famille dans la forêt. Au moyen de ce quotidien, Doris Buu-Sao multiplie les points de vue sur une économie souterraine qui mêle services et dettes, des échanges de sous-traitances via des sortes d’entreprises communales qui servent de tampons pour atténuer les accrochages entre les groupes Quechua, les nouveaux arrivants, les populations métisses attirées par cette ressource… À l’image des paysans andins devenant mineurs, les habitants du Pastaza sont ouvriers, gérants et propriétaires de l’entreprise communale, tout en maintenant (en partie) leurs activités productives rurales. Pourtant, comme dans la plupart des enclaves de l’économie extractive, les tractations sont vives pour établir des rapports pacifiés avec les populations locales. À commencer par le pain quotidien, l’offre d’emploi non qualifié destinée à certains et pas à d’autres, des relations contractuelles plus ou moins exigeantes, des sous-traitances à de nouveaux entrepreneurs natifs, voire des entreprises de villages.
Qu’on ne s’y trompe pas. Ces échanges inégaux n’empêchent pas de protester contre les pollutions et l’accaparement du territoire par l’extraction pétrolière, d’occuper les lieux si nécessaire, d’exiger des contreparties en terme de congés mensuels ou de formations professionnelles. Apparaissent ainsi des « promotions » dans l’emploi, de nouvelles fonctions offertes à des salariés de la compagnie pétrolière, comme celles attribuées aux « relations communautaires », entendons un travail d’interprète entre le quechua et l’espagnol par exemple, afin d’apaiser les conflits avec les villages environnants. Car les relations entre communautés sont faites de querelles, les contestations de l’industrie coexistent avec des relations de voisinage abruptes, particulièrement visibles dans les communautés natives – ce statut légal qui reconnaît à des groupes autochtones une propriété collective sur le sol, mais pas sur le sous-sol et ses ressources.
Grâce à cette grande enquête, une étonnante singularité se dévoile, celle d’être à la fois « ouvriers et indigènes », qui conduit à estimer l’emploi salarié comme une sorte de compensation de l’appropriation de leur territoire par les entreprises pétrolières. « Indigènes ouvriers indignés » aussi, car la pollution des sols et de l’eau réduit considérablement la culture du manioc, les parcelles défrichées dans la forêt freinent la chasse et la pêche ; et que dire de l’afflux de milliers de familles nouvellement installées à proximité du site pétrolier qui transportent leur propre économie ?
On le sait, l’exploitation d’une mine ou d’un gisement de pétrole s’expose aux contestations des populations environnantes. De nombreuses protestations et occupations ont lieu. Néanmoins, cette enquête nous montre l’épaisseur des appropriations, en variant les régimes et en cédant « des parts » aux populations locales, en jouant sur les interactions entre des personnes venues de communautés natives différentes. De façon étonnante, tout se négocie, si loin d’un face-à-face entre des peuples autochtones et un capitalisme pétrolier ! Des Quechua ouvriers aux leaders indigènes en réseaux militants transnationaux ; des évangélistes prêchant lors de rassemblements contre la pollution industrielles, des femmes natives revendiquant des droits en tant qu’indigènes de la frontière péruvienne, des réservistes et des salariés d’ONG pour interroger les risques sanitaires : tous participent à une sorte d’apprivoisement réciproque. Plus d’une fois, les personnes mobilisées, parmi lesquelles des leaders autochtones, des femmes et des enfants, mais aussi des « ouvriers indigènes », ont envahi les installations pétrolières, bloqué la production et contraint le gouvernement péruvien à envoyer des ministres pour négocier. C’est là, dans ces histoires singulières des territoires amazoniens, que se situe cette part d’indétermination de l’expansion capitaliste.
La force de ce Capitalisme au village, c’est de nous montrer que « les locaux » forment un amorti tout en nuance où tout s’entremêle, des liens d’affinité et des inimitiés, des rivalités des communautés et des parentés opposées, des salariés et des entrepreneurs dont les économies bifurquent. Le capitalisme fossile plonge et se transforme au contact de cette épaisseur de pratiques à la fois du compromis, de la vigilance et des luttes qui les animent. Car cette économie ne fonctionne pas toute seule. Elle suppose d’autres économies souterraines labyrinthiques, entrecoupées de relations de dettes et de services, d’aide domestique et de prise en charge des membres des parentés. Toute une infra-économie, dont la question essentielle n’est pas seulement : combien sommes-nous à manger et à partager les ressources ? mais aussi : pour combien de temps ?
Malgré un paysage d’arrangement, de contre-pieds, d’apprentissage de compétence, de paysans sauvant le manioc, de fêtes de résistances, un gouvernement venant s’assoir aux négociations, des gains multiples dans les villages, on voit simultanément les déprédations environnementales ronger les sols. Alors on aimerait s’approcher davantage. On voudrait que notre ethnologue-enquêtrice-politiste y revienne vite en 2024. Parce que la roue tourne. Le capitalisme fossile dévore les forêts autant qu’il est possible. Une fois les rivières mutilées, une fois les marécages inondés de pétrole, l’affaire ne serait-elle pas sans retour ? Cette question se pose depuis 2020 : l’après-pétrole ! Les gisements sont au ralenti, voire stoppés. Les ruptures d’électricité touchent de nombreux villages, les transactions économiques et les salaires avec. L’État péruvien se lance dans une reprise dont on ne connait pas l’issue. Dès lors, le capitalisme fossile réévaluerait-il ses investissements vers d’autres métaux, du cuivre au lithium ?
Ce livre est indispensable car il relève aussi du « document ». C’est une pièce d’histoire d’autant plus précieuse que la liste est longue des puits exploratoires dans le monde qui décrochent, soudain, au bord de chaque déflagration. À chaque nouveau forage, on voit les forces d’adaptation et de résistance qui se dressent pour composer des jeux de forces incroyables. Les désirs de vivre et l’indignation endigueraient-ils la violence des marchés pétroliers ? Le capitalisme au village constitue un début de réponse.