Les fantômes familiaux de Marielle Hubert ont la vie dure, très dure. Par ordre de préférence, et d’apparition : la mère, Sylvette, le grand-père, Armand, la grand-mère, Simone, sans oublier le grand-père de la mère. Tous ont de quoi donner du fil à retordre à l’autrice d’un livre qui tait et dit si bien son nom.
Il est des fantômes un peu plus qu’encombrants, qui vous hantent depuis la nuit des temps, et que l’on n’a même pas besoin de nommer pour savoir qu’ils existent, juste sentir la forme de ce côté-là du ventre, dans le creux de l’intime, à moins qu’il ne s’agisse du vide de la vie : « Je n’étais pas née quand les fantômes de Sylvette étaient jeunes et vivants. Je connais ce temps-là par les sempiternelles photos et par les récits qu’elle m’en a faits. Il y a un trou en moi : ce sont eux. Ce vide-là me ramène souvent au bord de la mort, tout ce que j’arrive à vivre est ce que le trou n’a pas avalé. C’est peu. »
Il ne faut rien dire, deuxième livre de Marielle Hubert après Ceux du noir en 2022, s’ouvre sur l’évocation de sa mère, comme installée dans un temps hors du temps, mourante qui ne meurt pas, et qui prolonge la « durée de son délabrement » au-delà de la durée. C’est une évocation presque sans image, comme privée de corps, juste l’esprit qui s’échine à contrarier le désir des vivants, et parmi eux sa fille, aussi déraisonnable dans ses pensées qu’un enfant serait maladroit dans ses gestes : « Je ne ressens rien. Je ne suis pas triste, je dis : J’ai hâte qu’elle meure. »
Qu’on ne se méprenne pas pour autant sur le sens à donner à une telle affirmation. Car il s’agit moins d’un souhait que d’une nécessité, voire un impératif. Et, de surcroît, cette mort de Sylvette serait moins une libération pour la fille que pour la mère elle-même, prisonnière de fantômes qui l’empêchent, comme on dit, de mourir en paix – avec elle, avec les autres.
Exorciser les fantômes de la mère : tel est donc le travail auquel va se livrer l’autrice, à coup de retours dans le passé, d’effractions dans la mémoire, dans un temps qu’elle n’a pas connu et qu’elle habite pourtant. Marielle Hubert parvient ainsi à se glisser dans la peau d’un témoin (sur)vivant, capable à la fois de voir et de savoir, de déplacer des personnages sur une grande scène de théâtre, jusqu’à rejouer sa propre naissance, et celle des autres. On pourrait nommer ce geste une ovocytefiction : « Sylvette est née le 10 juillet 1945. Elle est dans le ventre de sa mère à la Libération de la France. Dans son corps de fœtus se trouve déjà par millions l’ensemble de ses ovocytes. Avant même sa naissance, le stock est là, complet. Parmi ces cellules, il y a la moitié de moi. Voilà mon point de départ. »
Le reste, et quel reste !, s’ensuit. Sortent peu à peu de leur cachette, débusqués qu’ils sont par le génie malin de Marielle Hubert, les fantômes et leur encombrante présence. C’est d’abord celui du père de la mère, Armand, homme à moitié paralysé (il fut, enfant, atteint de polio) et complètement paralysant, effrayant même, colérique personne qui distribue les claques en veux-tu en voilà, change le prénom de sa fille (Françoise en Sylvette) sans crier gare, boit jusqu’à plus soif. C’est ensuite sa femme, Simone, grand-mère de l’autrice, qui fait tout pour ne pas voir les catastrophes arriver et rien pour les arrêter, tombe enceinte du précédent, comme on tombe dans le panneau de l’amour toxique. Le grand-père de la mère, enfin, qui « est tombé dans la folie, après celle de 14 ». Difficile de se recueillir sur ce genre de tombés-là…
Mais le tableau ne serait pas complet sans la mère, fantôme entre les fantômes, l’enfant-Sylvette qui s’est arrêtée de vivre à l’âge de cinq ans, qui a tué l’adulte qui aurait pu naître en elle. L’enfant-Sylvette à partir de, ou contre laquelle, l’enfant-Marielle a tenté de se construire, ou plutôt tenté de ne pas se détruire, et de ne pas la détruire, elle. Ainsi quand la petite tombe (décidément…) et se fait mal : « En une minute, ma douleur lui était transférée et je voyais son visage se contracter. Elle avait mal de ma chute ou de mon écorchure pour de vrai et je n’avais pas assez de mes bras pour la consoler, pour lui dire que ça irait, que ce n’était rien. Combien de fois ai-je soigné mes blessures sur le corps de Sylvette ? Je prenais bien soin de me blesser le moins possible pour ne pas lui faire mal. »
« J’essaye de faire descendre Armand et Simone des cieux, de n’importe quels enfer ou paradis auxquels Sylvette croit dur comme fer. Je crois que Sylvette ne meurt pas pour ne pas les rejoindre, je crois qu’elle a si peur d’eux qu’elle reste là, de notre côté de l’existence. Je me dis que tant qu’elle est vivante, c’est que le livre a échoué. Je sais que c’est terrible d’écrire cette phrase. » Ni travail de deuil (comment cela serait-il possible, puisque l’enfant-mère est encore vivante), ni tombeau mélancolique (même s’il n’est pas exempt d’une colère froide ciblée, et bien ciblée…), Il ne faut rien dire ressemble plutôt à une performance d’écriture, le style au bord de la poésie, un corps-à-corps avec les événements, qu’il faut tordre, presque contrefaire, pour aboutir à ce qui serait une forme de vérité, que l’autrice appelle une invention de la vérité. On pourrait l’énoncer autrement : écrire une histoire qui tienne enfin debout. Histoire de répondre par la littérature au corps allongé de la mère, même si l’autrice a parfois, souvent, l’impression que l’entreprise est vouée à l’échec : « Je suis tellement fatiguée d’inventer la vérité. »
Never complain, never explain. Qu’il est commode, cet adage hors d’âge, dans les familles décomposées… adage que Marielle Hubert dynamite en une phrase une seule, à la toute fin du livre : « En 1950, Armand viole Sylvette pour la première fois. » Le fait est énoncé, précis, glaçant. Faut-il ajouter que l’enfant avait cinq ans ? Non, cela, c’est l’affaire des mots qui vont avec la mémoire. Faire sortir un ultime fantôme par la main qui écrit. Donner la mort à la mère. Comme un geste d’amour, enfin.