Après son travail documentaire de 2020 sur les Gilets jaunes, Cinq mains coupées, Sophie Divry a publié deux courtes fictions, Curiosity et L’Agrandirox (Noir sur Blanc, 2021). Avec Fantastique histoire d’amour, elle propose un épais roman qui mêle les codes de plusieurs genres – polar, thriller, histoire d’amour – et exploite sans retenue les ressorts narratifs du feuilleton. Elle tente aussi de marier le réalisme et le fantastique, un choix formel qui apporte une touche étrange, comme distanciée, à ce texte par ailleurs empreint de poésie.
Le titre n’est pas trompeur, car c’est effectivement une histoire d’amour que Sophie Divry nous raconte dans ce roman, même si elle va mettre trois voire quatre cents pages avant de vraiment débuter. Les deux pôles de ce futur couple sont Bastien, un inspecteur du travail aux tendances dépressives, et Maïa, une journaliste scientifique qui aime son métier, le sexe et les histoires sans lendemain. Les chapitres alternent leurs deux voix, même si de temps à autre un des nombreux personnages secondaires prend le devant de la scène. Deux autres personnages, non humains, sont essentiels au point de donner leur titre aux deux parties du livre : la compacteuse et le cristal bleu.
Ces deux éléments sont responsables du « fantastique » du titre, et l’intrigue se construit autour d’eux. D’un côté, la machine, monstrueuse, une bouche béante et noire qui avale et concasse tout ce dont on veut bien la nourrir, exerce une attraction irrésistible mais surtout irrationnelle sur Bastien. De l’autre, le cristal bleu découvert au CERN par la tante de Maïa – le « MacGuffin » théorisé par Hitchcock de cette intrigue – a des propriétés quasi magiques qui déplacent le récit aux frontières du surnaturel.
Mais Bastien et Maïa évoluent par ailleurs dans un monde contemporain très réaliste – ils ont des problèmes concrets, des doutes existentiels et des fins de mois difficiles – et agissent en fonction de motivations qui le sont tout autant. Maïa aime son métier de journaliste, mais elle refuse de tomber dans le sensationnalisme, au risque de moins bien gagner sa vie. Bastien a des convictions éthiques et religieuses, même si les premières ne sont pas nécessairement soumises aux secondes, et la façon dont son travail déteint sur son état mental est, hélas, typique des affres que vivent les fonctionnaires français aujourd’hui : manque de reconnaissance, hiérarchie aveugle et bureaucrate, salaires misérables et l’impression de ne servir à rien. L’intrigue complexe et pleine de péripéties qui se développe dans ce cadre n’est cependant qu’un prétexte, car l’intérêt de ce livre se trouve plutôt dans ce qu’il dit de notre monde.
Une des vertus de Fantastique histoire d’amour est en effet de nous faire découvrir la société française par les yeux de personnes dont le métier consiste à enquêter. Bastien et Maïa, bien sûr, ainsi que Victoria, la tante chercheuse au CERN qui consacre sa vie à révéler les vérités cachées de la physique. Mais aussi un flic, un prêtre et un libraire qui, chacun à leur manière, cherchent à expliquer la réalité qui les entoure. On retrouve ainsi les préoccupations militantes de Sophie Divry, qu’elle ne nous assène jamais sur un ton dogmatique mais qui n’en demeurent pas moins récurrentes dans ses textes : des valeurs d’entraide et de solidarité, du respect pour les gens humbles, de la méfiance envers les puissants et une sorte de conviction sous-jacente que l’utopie relève du possible. C’est une peinture du désespoir, mais dont l’espoir n’est pas absent.
Ce roman présente donc de multiples horizons de lecture, dont certains pourront paraître conflictuels pour le lecteur qui voudrait s’en tenir à un genre en particulier. C’est le « défaut » naturel des auteurs qui jouent à mélanger les formes – d’ailleurs, les partis pris narratifs que Sophie Divry adopte dans Fantastique histoire d’amour ne sont pas sans rappeler ceux de certains oulipiens, à qui l’on a souvent reproché leur soumission aux contraintes formelles. D’autres lecteurs verront dans ce mélange une richesse. Pour leur part, les fidèles de l’autrice lyonnaise retrouveront avec plaisir la douceur de sa plume, la faculté qu’elle a de condenser en quelques lignes la poésie d’un quotidien banal, voire de la magnifier. On est toujours surpris, ravi, et c’est surtout pour ces lignes-là qu’on a envie de lire Sophie Divry.