La Bibliothèque nationale de France propose, côte à côte, une très belle et classique exposition, Noir & Blanc : une esthétique de la photographie, tirée de son riche fonds photographique, et, jusqu’au 4 février 2024, une étonnante exposition de photographies contemporaines, intitulée Épreuves de la matière. La photographie contemporaine et ses métamorphoses. Cette juxtaposition a l’intérêt de nous faire embrasser deux âges esthétiques, sans doute moins contradictoires qu’il ne semble, car le noir et blanc y apparaît aussi comme un travail sur une « matière » aux infinies nuances de texture et de plasticité.
Il serait restrictif de cantonner les Épreuves de la matière dans « l’expérimental » tant elles répondent, par contraste, et avec une extraordinaire inventivité, au statut contemporain de l’« image ». S’en écartant de façon critique, elles nous aident à éprouver tangiblement les mythes qui la nourrissent. L’omniprésence des images, particulièrement numériques, s’accompagne aujourd’hui d’une illusion d’immatérialité. Leur parfaite définition entretient une impression fallacieuse de transparence. Or, même l’image numérique la plus spectaculairement précise se heurte en un point à une « matière ». L’œuvre qui le démontre de la façon la plus ironique et convaincante est sans doute celle d’Andreas Müller-Pohle, Partitions digitales : utilisant comme matrice la célèbre « première » photographie de l’Histoire, le Point de vue du Gras de Nicéphore Niépce, il l’a numérisée et, agrandissant démesurément ses pixels, il en fait voir non pas l’image mais les données alphanumériques qui l’informent. En sa structure, elle apparaît ainsi tout aussi discontinue qu’une photographie analogique dont, par agrandissement, on montrerait les grains d’halogénures d’argent. De fait, Épreuves de la matière fournit de très nombreux exemples d’hybridation de l’argentique et du numérique. Thomas Ruff, par exemple, travaille numériquement des négatifs du XIXe siècle, afin de leur conférer une nuance bleue empruntée au cyanotype. Il utilise ainsi des techniques digitales qui ne visent pas à « améliorer » l’image mais à ramener le spectateur à son substrat sensible. Les techniques anciennes auxquelles recourent nombre de photographes, au moins dans une des phases de leur production, ne sont jamais les simples marques d’une nostalgie. Il faut les voir plutôt comme des « correctifs » de l’illusion immatérielle de l’image contemporaine.
La BnF a voulu mettre l’accent sur ce qu’on pourrait désigner comme un « tournant matiériste » de la photographie. Effectivement, il s’agit là d’un trait commun à un grand nombre d’œuvres des vingt dernières années. Cette tendance succède à un moment « moderniste » de la photographie expérimentale, dans les années 1970, où dominaient les procédures autoréflexives et conceptuelles [1]. Il s’agissait alors d’analyser les paramètres de l’apparatus photographique (selon le terme de Vilém flusser) et de l’acte photographique lui-même, sans que cela conduise nécessairement à les subvertir. Épreuves de la matière témoigne davantage d’une attention aux supports, dans leur infinie variété. Agnès Geoffray réalise ainsi des photographies sur soie, d’autres sur essuie-tout, sur papier kozo à texture fibreuse, sur plaques de verre brisées ou encore sur porcelaine (les portraits mortuaires à demi effacés recueillis par Chantal Stoman et ainsi arrachés à la disparition). La photographie est aussi l’objet de toutes sortes de manipulations plastiques qui la rapprochent des autres arts : altérations du développement, blanchiment, rehauts d’aquarelles, perforations laissant passer la lumière, vernis sélectif donnant un relief à l’image comme dans l’eau-forte, reprise au crayon de positifs ou négatifs argentiques (Anne-Lise Broyer). Par tous ces gestes, la photographie retrouve une dimension haptique qui certes existait discrètement dans les plus grandes œuvres classiques (notamment celles qu’on peut admirer dans l’exposition Noir & Blanc) mais que la prolifération de l’image et de sa reproduction numérique a peu à peu neutralisée.
On ne saurait ignorer que nombre de ces travaux répondent également à une préoccupation écologique. C’est évidemment ce que suggère le titre de l’exposition : ce n’est pas seulement la photographie qui est à l’épreuve, c’est la matière du monde, menacée d’épuisement. Cela se traduit pour certains par un usage de cette matière du monde périssable dans le processus photographique lui-même. Anne-Lou Buzot ne se contente pas de photographier un coquelicot qu’elle a cultivé, elle utilise le jus de ses pétales pour réaliser ses tirages qui finiront par disparaître à la lumière. Morvarid K recouvre au stylo-bille vert des images de forêts d’eucalyptus calcinés, comme pour en réparer la destruction. Maxime Riché réalise des photos en infra-rouge de la ville de Paradise en Californie dévastée par des méga-feux et ajoute à ses tirages les cendres prélevées sur place. On est au-delà du témoignage distancié, de la représentation « objective » d’une catastrophe annoncée. La photographie cherche à intégrer les témoins matériels de la destruction dans sa production d’images À vrai dire, tout au long de l’histoire de la photographie, la matière du monde a été exploitée pour produire des images : essence de lavande, bitume de Judée, gomme bichromatée, sels de fer, d’argent ou de platine, vernis aux pigments or, etc. Mais aujourd’hui s’entrecroisent deux fragilités : l’évanescence de l’image – que le numérique n’a pas arrêtée mais plutôt accélérée – et l’altération du monde naturel. Ce que ce moment contemporain de la photographie veut nous faire éprouver, c’est que les images n’existent pas dans l’intemporalité irréelle de leur haute définition mais qu’elles procèdent d’une matière elle-même soumise au temps : leur apparition sensible laisse aussi peser la virtualité de leur disparition. Et ce destin n’est pas seulement celui de l’image, c’est aussi, indémêlablement, celui du monde dont l’image est concrètement faite.
[1] Voir à ce sujet Marc Lenot, Jouer contre les appareils, préface de Michel Poivert, Photosynthèses, 2017