Tout réapprendre – à vivre, à écrire –, tel est le nécessaire défi que le héros et narrateur des Plaines, livre du romancier argentin Federico Falco, se donne et relève au fil de neuf longs mois. De l’été austral au début du printemps, de janvier à septembre, cet homme de quarante-deux ans prend le temps de traverser le deuil d’une histoire d’amour en cultivant un potager aux abords d’un village perdu. Quoi de plus fou qu’un tel projet pour un écrivain venu à la ville, comme le lui dit Ciro, l’amant et compagnon qui l’a quitté ? Mais aussi quoi de plus sage que de confier sa douleur au temps et au gré des saisons ? Tel un animal solitaire, celui dont on devinera le prénom au détour d’un de ses souvenirs d’enfance lèche ses plaies près de Zapiola, dans les plaines de la province de Buenos Aires.
Si on préfère les dire au singulier, les plaines deviennent « la pampa ». Un paysage si vaste et si plat que le regard et la pensée s’y perdent, si vaste et si plat qu’il a pour autre nom le vide. C’est ainsi que parfois le nomme ce roman de Federico Falco, et c’est ainsi qu’il est souvent nommé dans la tradition littéraire et artistique argentine. Car il y a été pensé comme un paysage vide de paysage, si l’on cherchait à le peindre ; comme un paysage métaphysique, si l’on cherchait à le concevoir ; comme un espace à peupler d’immigrants et à exploiter, si l’on se situait dans la logique politique et économique qui a fait l’histoire du pays.
N’ayons crainte. Si Les plaines garde le souvenir des lieux communs de cet imaginaire national, le roman les revivifie de manière toute contemporaine dans un récit qui, tout comme un jardin, laisse de la place à l’imprévisible. S’ils apparaissent, c’est dans le registre intimiste de l’expérience, charnelle et spirituelle, du narrateur. Certes, ce dernier cultive son potager pour en tirer sa subsistance et apaiser son esprit affligé, mais, ce faisant, il tente aussi de retrouver l’ordre et le sens que l’écriture donnait à sa vie. Écrivain, il l’était « avant », dit-il, avant la rupture, s’entend. Cette écriture, apprend-on bientôt, lui avait permis naguère de se définir et d’opposer des repères et des limites à la vastitude de la terre qui l’avait vu naître dans une famille paysanne d’une autre région, lointaine, des plaines argentines.
Comme inversant le rapport de l’abstrait au concret, l’écrivain devenu jardinier trace jour après jour des carrés de semis dans l’espace informe qui l’entoure, éprouvant par là la consistance et le passage du temps, discernant peu à peu la parenté qui existe entre le jardinage et l’écriture. Car cette nouvelle formation lui enseigne, à son insu, quelles pourraient être les tendances, les forces et les formes d’une écriture nouvelle. C’est cette écriture en progrès que nous lisons au fil des neuf chapitres du roman, intitulés selon les mois qui se succèdent de janvier à septembre, et dont nous apprenons, avec le narrateur, comment elle pousse. Lui-même, dit-il comme en un farouche blasphème, n’est pas voué à croître et à se multiplier. Le savoir-faire du nouvelliste et animateur d’ateliers d’écriture qu’il était, rompu à l’élaboration d’intrigues selon des recettes éprouvées au cinéma ou en littérature, se heurte à l’impossibilité de raconter ce temps, mort semblerait-il, du deuil.
Les plaines y parvient pourtant, avec une maestria contenue, enseignant en douceur à sa lectrice ou son lecteur la patience à laquelle se voit contraint le narrateur. De cet ouvrage de patience qu’est le roman, du côté de son écriture comme de celui de sa lecture, surgissent des plaisirs nouveaux ou fort anciens : celui que procure la sonore variété des noms de plantes, celui qui naît de descriptions de paysages aussi précises que laconiques, celui que donnent des récits de marche qui, tels des travellings, font défiler sous nos yeux les vues qui jalonnent les chemins parcourus entre la maison et le village, sans compter celui qui fait coïncider la méditation sur l’écriture avec son discret déploiement rythmique. S’il existe un cinéma contemporain contemplatif, encore appelé slow cinéma, qui rééduque le regard du spectateur en déplaçant son attention vers les milieux de la nature, son pendant romanesque serait sans nul doute à chercher du côté des Plaines. Le narrateur ne compare-t-il pas la hâte dramatique des films à celle des romans dès lors qu’il s’agit de conter « les doutes, l’ennui, les longues journées ou rien ne change, la tristesse stagnante », éliminés des récits « à coups d’ellipse, de coupe nette, de résumé rapide » ?
Rien de tel dans son journal, qui, sans consigner au jour le jour les gestes du quotidien, les rapporte dans le cortège des mois et de leurs intempéries. Ratisser, sarcler, épandre, semer puis attendre ou recommencer selon les phases de la lune, le narrateur s’emploie à tout cela, car, dit-il avec une pointe d’ironie, il lui faut « s’occuper l’esprit », comme le lui avait recommandé Ciro, qui songeait à une tout autre occupation. Dans son cas, s’occuper l’esprit, c’est donc s’occuper les mains, contempler le paysage, observer le ciel comme il l’avait appris de son père et de son grand-père. Mais c’est aussi apprendre à nommer ce qui l’entoure. Car écrivain il reste, malgré qu’il en ait. Cultivant son potager, il cultive aussi la langue en cherchant à nommer, en une activité génésique qui ordonne le monde, plantes et oiseaux, arbres et morceaux du paysage environnant. Et s’il sait par avance qu’aucune description ne fera véritablement éprouver le paysage à autrui, il souhaite néanmoins « répliquer l’expérience dans le langage, même si le langage ne transmet pas l’expérience. Que lire la description d’une marche à travers champs revienne à marcher à travers champs ». L’expérience du corps se transmue ainsi dans celle de l’écriture, pour cet écrivain qu’émeut le souvenir de Virginia Woolf tentant d’imprimer à ses phrases le rythme de ses pas. Et le miracle advient : raconter le paysage, constate-t-il, « finit également par enrichir le paysage ».
Nous voici faisant corps avec les perceptions et les travaux du narrateur, rêvant nous aussi d’une écriture de la lenteur, sensorielle, tandis que nous la lisons. Mais si le principe du récit fait confluer, à la façon d’un journal, ce temps de jardinage et de lecture avec celui de la méditation sur l’écriture, la quiétude de ce présent, souvent littéral et verbal, se voit brisée par les assauts de la mémoire du narrateur. Reviennent ainsi, furtivement, dans le récit une forme de tension dramatique, des scènes dialoguées, des anecdotes voire des blagues. En une remontée des souvenirs qui affluent, surgissent dès le premier chapitre les souvenirs de l’enfance vécue à Cabrera, dans l’immense pampa de Córdoba. Voici les fins de semaine passées à la ferme auprès de grands-parents aimés et aimants, d’abord contés à l’imparfait puis narrés plus avant au présent, dans l’immédiateté que donne au passé la force de l’affect.
C’est là-bas, à Cabrera, apprend-on, qu’était arrivé le « premier Juan », l’arrière-grand-père venu, adolescent, du Piémont, comme tant d’autres Italiens fuyant la Grande Guerre, paysans transplantés de leurs paysages accidentés à la platitude des plaines argentines. Au désarroi, au courage, au paradoxal vertige horizontal qu’ont dû affronter ces immigrants, le roman rend un pudique et poignant hommage : cet homme sans histoires qu’était le « premier Juan », ce travailleur dur à la peine, fondateur de la branche argentine de la famille, n’est-il pas mort diminué par l’alcool ? Tel chemin emprunté pour aller du village de Cabrera à la ferme des grands-parents ne s’appelle-t-il pas « Le chemin du pendu », en mémoire d’un autre Piémontais qui, selon la légende locale, se serait suicidé après avoir confondu de lointains éclairages avec les feux d’un bombardement ? Tout un pan de l’histoire des plaines argentines, dépouillée de l’aura épique dont l’avait parée la littérature gauchesca du XIXe siècle, se dessine ainsi derrière la mémoire familiale et intime de l’écrivain-jardinier. La transmission de cette mémoire entre dans le mouvement même de son apprentissage de l’art de raconter. Sa toute première expérience de narrateur, il la doit en effet à sa grand-mère, qui, alors qu’il était enfant, le laissait composer des histoires à partir des photos de famille qu’elle sortait d’une boîte et qu’il disposait sur la table de la cuisine, choisissant personnages et chronologie.
L’acquisition du mot savant « biographie » fait bientôt éclore dans le récit une série de réflexions de l’adolescent : sur l’indigence biographique des récits que font les villageois des destins de leurs voisins, sur sa terreur à l’idée de voir sa vie future ainsi réduite à quelques traits grossiers, sur sa nécessité de fuir le vide de ces plaines, qui lui offrent pourtant une première expérience de liberté et qui l’initient au dialogue avec le paysage. Réfugié dans la lecture, hautain dans son manque d’assurance, le tout jeune homme vit une autre terreur dès lors qu’il pressent qu’il « en serait », de ces garçons qui aiment les garçons. Face à cette évidence d’abord niée, car inavouable au village, quelle autre issue que la fuite ? Ce qui suit de l’histoire du narrateur se retrace par bribes, depuis les souvenirs de sa formation d’écrivain à Córdoba, la capitale provinciale, jusqu’à son arrivée à Buenos Aires, où, transi de peur, il rejoint Ciro, l’homme aimé. Âme jumelle enfin trouvée, Ciro le citadin connaît pourtant les plaines et la vie des villages car, enfant, il y séjournait chez ses grands-parents. Une heureuse citation, parmi celles qui scandent le journal du narrateur au fil de ses lectures, traduit la félicité du couple : « « Deux personnes qui tombent amoureuses sont deux enfances qui se comprennent mutuellement » disent Kristeva et Sollers ».
Tandis que progresse le récit et que le narrateur se reconnaît une biographie, qu’il juge privée de sens par la rupture amoureuse, la conscience de l’écriture à venir s’aiguise insensiblement. Comparant son travail passé d’écrivain à celui du céramiste amateur qu’il était, centrant la terre glaise sur le tour pour lui imprimer une forme, il en vient à comprendre qu’il pourrait désormais laisser venir la forme de l’écrit, tout comme, en jardinier, il attend patiemment que tel plant pousse, ou périclite, dans son potager.
Dotant le journal méditatif du narrateur du charme d’un conte, l’avant-dernier chapitre, « Août-septembre », ménage une épiphanie qui parachève le récit de cette initiation à l’écriture-jardinage. Un lieu insolite, que l’inconsolé baptise la « forêt-rectangle », attire ses regards et attise sa curiosité parmi les espaces environnant sa maison. Synonyme de beauté, cette interruption de l’horizontalité du paysage se fait impénétrable au regard car les arbres y sont plantés dru, les cyprès de la clôture y dissimulant des bouleaux qui, à leur tour, dissimulent… Ce lieu enchanté s’avère être la création fort concrète d’un amateur d’arbres, modeste utopiste qui a su concilier l’art et la nature, installant dans les clairières de sa forêt sculptures et autels naïfs, à la manière d’un facteur Cheval. Un potager et une pépinière en occupent le centre.
L’exemple de ce voisin mû par son désir de donner vie à des arbres atténue la mélancolie du narrateur, qui conclut de sa visite de la « forêt-rectangle » : « Raconter des histoires pour remplir le vide laissé par une maison. Ou le remplir d’arbres. »
En septembre vient le printemps, viennent les premières floraisons, le premier œuf de la jeune poule, vient l’écriture déjà germée, déjà poussée : « Je m’assois à mon bureau. La petite branche de calendula orange tombe d’un côté.
J’ouvre le cahier. Je regarde mon écriture. Tout ce que j’ai écrit ces derniers mois, soumis au temps des champs.
Écrire un mot, puis un autre, une façon d’exister, c’est tout.
Se raconter une histoire pour essayer d’être en paix. »
Le livre refermé sur ces dernières phrases, nous, les simples visiteurs du jardin-écriture de Federico Falco, nous éprouvons, osons le mot, de la gratitude.