Debora Vogel (1900-1942) n’était connue en France que pour avoir accompagné et inspiré le peintre et écrivain Bruno Schulz (1892-1942) qui, comme elle, a fait ses études à Vienne et à Lwow, et fréquenté les mêmes cercles littéraires et artistiques. Mais l’écriture de cette philosophe, essayiste, critique, traductrice, et ici poète, assassinée avec son mari et son fils lors de la liquidation du ghetto de Lwow en août 1942, mérite mieux que d’être cantonnée à ce compagnonnage. Les éditions La Barque piquent notre curiosité avec la traduction par Batia Baum, récemment décédée, de ses deux premiers recueils, Figures du jour (1930) et Mannequins (1934). C’est une véritable découverte, porteuse d’un mystère : pourquoi cette Polonaise, polyglotte, parlant allemand, hébreu, français, a-t-elle choisi d’écrire ses poèmes en yiddish ?
Debora Vogel ne figure pas dans l’Anthologie de la poésie yiddish de Charles Dobzynski – une bible ! – qui accueille pourtant plusieurs de ses amis. Il est vrai que cette anthologie, publiée chez Seghers en 1971, puis republiée en Folio en 2000, fait une part restreinte aux femmes. Du reste, la littérature et la poésie yiddish sont encore en France une terre à conquérir [1].
La correspondance Schulz-Vogel montre que l’écriture des Boutiques de cannelle s’est élaborée dans leur proximité intellectuelle. Mannequins de Vogel résonne avec les obsessions de Schulz, et Schulz a la même fascination pour les couleurs que Vogel, ainsi évoquée dans L’époque de génie : « Et quand je prenais le crayon rouge, des fanfares d’un rouge heureux s’en allaient à travers le monde […] Et quand je prenais la couleur bleue, par toutes les rues et sur toutes les fenêtres passait le reflet pervenche du printemps… » (Le sanatorium au croque mort). Vogel et Schulz avaient envisagé de se marier, mais il semblerait que la famille de Debora l’en ait détournée vers 1931.
Les deux postfaces, indispensables, signées Marie Schumacher-Brunhes et Olivier Gallon, éclairent sa formation, son entourage, ses recherches. Pour l’essentiel, Debora Vogel est née en 1900 à une centaine de kilomètres au sud de Lwow, dans la petite ville de Bourtchyn (Burszstyn) à l’est de la Pologne alors sous domination autrichienne. Elle est partie prenante, et avec éclat, de l’explosion intellectuelle et artistique du début du siècle dernier. Le texte liminaire de Figures du jour, ardent et provocant, annonce la couleur : « Je comprends mes poèmes comme une tentative de nouveau style ». Texte où elle met fièrement en avant une esthétique forgée dans sa passion pour les recherches de la peinture cubiste : « un nouveau genre de poésie lyrique de froide statique et d’ornementation géométrique, avec sa monotonie et sa rythmique du retour répétitif […] simplifier l’apparente multiplicité des événements et les ramener à quelques simples gestes angulaires répétitifs ». On appréciera cette volonté juvénile de transposer au profit de la poésie l’inventivité bouillonnante de la peinture dans les débuts du XXe siècle.
Ses poèmes, titrés comme des tableaux (Nature morte, Nature morte avec mouettes, Soleil dans rues jaunes, Maisons grises, Maisons de faubourg, et ainsi de suite), sont construits avec des « matériaux » (tôle, papier, métaux…) et des figures géométriques ; les thèmes sont peu nombreux, repris plusieurs fois légèrement modifiés, comme un peintre peint des séries en reprenant un même sujet avec des variations et des constantes qui constituent son « vocabulaire ». Des compositions à la Braque ou à la Delaunay – ces références sont hâtives, on pourrait en convoquer beaucoup d’autres – dans une atmosphère urbaine, angoissante, qui se rapproche curieusement des De Chirico surréalistes (un poème est du reste dédié à De Chirico, décrivant un de ses tableaux de chevaux aux longues crinières ondulées dans des ruines, tableaux tardifs généralement peu appréciés, peut-être injustement). Le tout très coloré, c’est la couleur qui au premier abord saute aux yeux du lecteur. Des couleurs cézanniennes, des rouges, des jaunes, des oranges, des gris. Pour exemple :
Jaune sable. Rouge cinabre. Rouge corail.
Les rues sont de soie jaune sable.
Les toits sont gouttes de cinabre sur un tissu jaune.
Les bégonias – gouttes de laque rouge.
[…]Le corps couleur de sable,
de rouge résineux et rouge vitreux
brûle dans les rues de la ville. Grand soleil
Rien de plus n’arrive.
(Poème de couleurs d’été)
Indiscutablement, Vogel demande qu’on lise ses poèmes comme on « lit » des tableaux à l’abord énigmatique : il faut s’y attarder pour « voir » ce que ça représente, avec la différence qu’un poème est nécessairement discursif, on en lit les détails avant de le voir comme un tout, à l’inverse d’un tableau, dont les détails accrochent après la perception d’ensemble. Mais aussi elle demande qu’on comprenne ses intentions de peintre-poète : la fière déclaration de nouveauté esthétique s’achève par ces mots : « ce serait me comprendre faussement que prendre ces poèmes pour une expérimentation artificielle. Cette tentative formelle est une nécessité, atteinte et payée par des épreuves vécues ». Et aussi, c’est capital, l’éditeur n’a pas manqué de le souligner en citant la phrase dans le rempli de couverture : « il faut être très brûlant pour être si froid ».
Car la nouveauté provocante, détaillée, affichée, de ce « lyrisme statique » recouvre (masque ?) ce que, une fois encaissé le choc de la nouveauté, on perçoit à mesure de la lecture : ces peintures cubistes si colorées sont des peintures de chagrin.
Parfois un pot de fer rond
est aussi triste qu’un homme pétri d’ennui…
Figures, in Mannequins
Le texte-manifeste esthétique à la fois cache et affirme : ce ne sont pas des jeux expérimentaux. Avec ses figures géométriques (le mot « Figures » du titre est probablement à double sens), avec des couleurs et des à-plats, le peintre, ici le poète, montre et signifie. Ce caché-montré-suggéré, ainsi que le va-et-vient entre froideur et brûlures, entre intellectualisme et sensibilité, rendent la poésie de Debora Vogel extrêmement attachante, et d’avant-garde encore un siècle après.
Des « épreuves vécues », pourtant, rien ou presque ne transpirera . On les entrevoit dans des leitmotivs, « la nostalgie », « la monotonie », l’attente trompée, les destins perdus, « les gouttes de renoncement », répétés à l’envi dans ses tableaux où la ville, perçue comme compacte, bloque toute issue, et le temps, répétitif, étouffe tout sursaut. Les « figures » géométriques prises dans cet univers, ce sont des êtres réduits à une vie mécanique dans les rues entre les cubes des maisons, derrière les fenêtres, interchangeables avec les mannequins des vitrines : « Réduit à l’état de mannequin, l’homme fait « figure d’homme avec la fonction d’une machine » » écrit Olivier Gallon. Seules parfois les « ellipses », qui symbolisent des yeux, gardent tristement l’appel à la vie, et seuls les « murs de derrière », les arrière-cours dans leurs décrépitudes, accueillent encore un vivant soleil.
Certains poèmes du cycle « Robes lasses » effleureraient-ils ces « épreuves vécues ?
Combien de temps peut-on se tenir à la fenêtre
ou aller par les rues jaunes grises bleues
et attendre que tu viennes de la ville
qui n’est pas à plus de trois heures de route
de la mienne
[…]Et suis revenue par les rues
dans lesquelles j’ai rencontré vingt corps, cinquante corps
mais pas toi.
Où étais-tu alors
(« 3 Poèmes d’attente », in Figures du jour)
Plus explicites encore, les Ballades à l’eau de rose qui, en imitant les chansons populaires de l’amour malheureux, rendent un son plus triste encore d’être sarcastiques. Le deuxième texte-manifeste donné à la suite de Mannequins, plus direct que le premier, commence par : « Les tristesses sont un élément décoratif de la vie… »
Il y a un mystère Vogel. Pourquoi cette polonaise, polyglotte, parlant allemand, hébreu, français, a-t-elle choisi d’écrire ses poèmes en yiddish ? Elle a été élevée dans une famille juive assimilée. Pendant la première guerre mondiale la famille est à Vienne, Debora y commence ses études – en polonais, puis en allemand, elle y est membre d’Hashomer Hatzaïr, mouvement de jeunesse juif polonais de gauche où domine la langue polonaise. Le yiddish, elle l’apprend tardivement, probablement sous l’influence de Rachel Auerbach, future historienne, rencontrée en 1919 sur les bancs de la faculté de philosophie de Lwow. Rachel se passionnait pour la culture yiddish, elle deviendra la compagne en 1933 du grand poète yiddish Itzik Manguer, tous deux survivront à la Shoah.
Le choix du yiddish, langue de la classe pauvre, pourrait être un choix politique – certains poèmes de 1930 présentés dans Mannequins sont des prises de position marxisantes. Mais peut-être pas seulement. Un choix esthétique, alors ? Le livre est bilingue, les lecteurs capables de lire le yiddish apprécieront une musicalité qui échappe aux autres. « On aurait tort d’omettre ici la part faite à la musique […], l’importance du rythme tend parfois à être oubliée », écrit Marie Schumacher-Brunhes.
Il peut y avoir aussi des choix plus personnels. Rébellion familiale ? Sa famille, selon la postfacière, méprisait le yiddish, de plus la langue de Vogel est épurée de ses hébraïsmes : « Renonçant le plus souvent à employer des hébraïsmes […] elle peut aussi insuffler dans ces hébraïsmes des significations inhabituelles ou déroutantes ». Or le père de Vogel est hébraïste. Sorte d’adresse codée à un ou des interlocuteurs privilégiés qui liront entre les lignes ? Elle utilise des « techniques fondées sur l’usage de la répétition, qui, lorsqu’elles s’appuient sur l’usage graphique des chiffres arabes, s’apparentent à une forme de codage » lit-on encore. Choix réfléchi, en tout état de cause – dans une lettre à Bruno Schulz en 1930, elle pose la question : « Pour qui écrit-on en yiddish ? » Étonnante Debora Vogel, avec son énergie, son intelligence rapide, comme élastique, sa poésie qui schématise le réel, les « choses vues », et le recompose paradoxalement avec sa chair, sa chair triste :
le cuivre est l’âme
des jours où tout est possible
dans des maisons banales
dans des rues avec rien :
un air bleu et de chaudes lanternes…
Mais l’étain est gris et impuissant.
Triste comme les gens pétris d’ennui :
gris humains qui ne peuvent vivre
de rien :
ni d’air bleu
ni de chaudes lueurs de lanternes…
[1] Signalons la très intéressante étude d’Irène Wekstein, Le roman des Juifs d’Europe de l’Est. Figures de la modernité dans la littérature yiddish de l’entre-deux guerres (L’Harmattan, 2009), qui n’a sûrement pas eu l’écho qu’elle mérite.