L’extase du pays natal

Alain Freudiger arpente et raconte les territoires minuscules de son enfance. Avec une grande économie de moyens, il explore une géographie fondatrice, les expériences qui y prennent corps et confie l’illumination de la découverte de soi-même, de ses origines, de ses limites. Il se dégage de cet Arpenté, récit précis et touchant, une sorte d’extase et de jouissance à être, tout simplement.

Alain Freudiger | Arpenté. La Baconnière, 152 p., 18 €

Quand on est enfant, le monde parait tour à tour gigantesque et minuscule. Une affaire de proportions, tout simplement. On y rêve ce que nous ne sommes pas et on y éprouve ce que l’on est. Territoire réel et fantasmatique, primordial, il définit le lieu de la provenance auquel on revient toujours, qu’on ne cesse pas d’arpenter. Alain Freudiger le dit clairement : « c’est une origine. Car c’est à partir de ce petit endroit, concentré de perceptions et nid d’aigle, que se déploient pour moi l’appréhension du monde et sa mise en relations ». Car le pays natal, le territoire originel, ne s’apparente pas à une sorte de réduction identitaire ou à une restriction de l’imagination, mais bien à un point d’ancrage à partir duquel se déploie une assez stupéfiante cartographie existentielle.

Arpenté d'Alain Freudiger
Sans titre © Hugo Pradelle

Son livre ne consiste en effet en rien d’autre qu’une description, par cercles de plus en plus amples, de l’environnement d’un enfant qui le découvre peu à peu et y adjoint les relations ou les êtres qui s’y rattachent. Il fait se rencontrer deux ordres de récit qui se complètent et n’existent qu’en regard l’un de l’autre. L’un explore une géographie, des lieux, des traits du paysage, se fixe sur des endroits, de plus en plus considérables, obéissant à une amplification qui fait de la distance ou des proportions le signe d’une émancipation de l’enfant et affermit une curiosité illimitée. Le second, digressif en regard du premier, raconte les relations ou des anecdotes biographiques en rapport avec les lieux et la manière dont le sujet s’y inscrit. Ce sont ces aventures minuscules que raconte l’écrivain, une sorte de mise en scène expansive de l’intuition du monde. 

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Dans ce très beau livre où il ne se passe presque rien […] tout revient à trouver des limites, des démarcations – autant physiques que mentales – qui circonscrivent un être.

Ainsi, le livre débute dans une cour d’école avec un gamin de trois ans qui joue avec des pinces à linges et éprouve le réel à ras du sol, instant de la conscience qui « constitue un levier, une base arrière, et un centre de gravité pour [sa] découverte du monde et de la vie. Une première netteté, un terrain primordial ». Par un processus d’addition et au gré du temps qui passe – entre les trois et sept ans du narrateur – et par une extension du territoire pris dans sa connaissance, on traverse un paysage vaudois décrit avec une méticulosité assez ahurissante et on explore l’existence sociologique d’un enfant dans les années 1980. L’écrivain décrit alors tout avec une grande précision, avec cette sorte d’attention normale des enfants pour qui tout semble une découverte essentielle et pour qui tout se vaut dans l’expérience. 

On découvre ainsi une géographie villageoise minuscule, les lieux, les traverses, les prés, la route, la place de l’église, l’église, la salle communale, les chemins, les maisons, sur le même plan que se dévoilent des relations, des affections ou des inimitiés, que surgissent des noms et des souvenirs. On parle ainsi autant des choses physiques, d’une sorte de topographie de l’existence, que de souvenirs qui confinent aux emblèmes de l’époque – les enfants jouent avec des Lego, parlent de Star Wars, écoutent les Forbans ou Téléphone… Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce ne sont pas les choses minuscules – espaces, choses, lieux, gestes, paroles… – qui comptent mais bien la manière dont ils composent, par leur intrication, le sentiment de soi. 

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Alain Freudiger ne décrit pas l’un sans l’autre, il conçoit un mouvement double qui réordonne l’ordre de la mémoire. Son livre ne consiste pas en un récit biographique ou nostalgique, ni en une sorte d’exploration univoque du passé entreprise sous le strict aspect de la récapitulation. Au contraire, c’est un récit d’analyse qui opte pour une construction simultanée, à hauteur de sujet. Car tout ici est abordé à hauteur d’enfant, dans les proportions de l’enfance. Et pour parvenir à saisir cet autre soi-même, éloigné dans le temps, il faut passer par une objectivation qui délimite le sujet. C’est pourquoi Arpenté relève à la fois de l’autobiographie et d’une forme de récit sociologique qui le borde. Dans ce très beau livre où il ne se passe presque rien, ou des choses si infimes, tout revient à trouver des limites, des démarcations – autant physiques que mentales – qui circonscrivent un être et le temps et l’espace dans lesquels il se déploie. 

L’expérience physique du temps s’impose comme le centre palpitant du récit, la cristallisation impalpable et insaisissable presque de l’expérience. Arpenté relève d’une phénoménologie de l’enfance qui ne peut exister que dans sa reconstitution. Alain Freudiger propose ainsi une sorte de sociologie géographique qui entend à la fois le réel et son fantasme, le pur présent décrit et le fantasme ou le souvenir déformé, imprécis ou subjectif en tout cas, qui le retourne sans fin. On ne distingue plus très bien l’être de son environnement, comme si les manifestations exogènes valaient la vie intérieure. Le récit ordonne une circulation d’une grande subtilité entre la démarche d’un contemplatif qui entretient avec la nature, les choses, un rapport réaliste et quasi documentaire, et la recherche d’une identité qui semble suspendue dans un temps qui échappe. Le livre ordonne ainsi, sous les dehors d’une simplicité ou, diront certains, d’une naïveté de ton, une quête bouleversante d’une identité qui ne peut s’esquisser que dans ce qui n’est pas elle. 

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Le livre ordonne ainsi, sous les dehors d’une simplicité ou, diront certains, d’une naïveté de ton, une quête bouleversante d’une identité qui ne peut s’esquisser que dans ce qui n’est pas elle. 

Alain Freudiger ne raconte ainsi pas strictement son enfance – quel en serait vraiment l’intérêt ? – mais les formes qu’elle adopte dans la réalité du monde. L’écrivain le confie, comme au détour : « Ce territoire, mon enfance a consisté à en prendre la mesure. » Ajoutant que cela revient à se « former à ses formes ». Et ce qui bouleverse dans ce récit d’une grande tenue, modeste et habile, tient bien à ce renversement permanent entre identité et conditions de l’existence, entre reconstitution du temps passé, perdu, et réflexions récapitulatives. L’écrivain n’y exprime pas l’antériorité ou le sentiment de la remémoration, mais il donne une forme narrative à la « continuité [de] l’existence ». 

Il y a quelque chose d’infiniment émouvant dans cette manière lucide d’éprouver son passé, de revenir toujours à l’extase des premiers souvenirs, de ce qui conforme notre identité, ce qui porte nos traces en dedans de nous-mêmes, des traces qui ne sont retrouvées que dans l’espace, les lieux, les territoires qui les accueillent. C’est en partie ce qui portait aussi Le plus court chemin d’Antoine Wauters, qui abordait ces sujets avec un lyrisme auquel Freudiger se refuse absolument ; et c’est ce qui donne son timbre rare et différent à son texte. On trouve dans cet arpentage mémoriel, dans l’investigation intérieure et extérieure d’une personnalité, quelque chose qui exprime un certain bonheur – parfois incertain, fragile ou suspendu – à comprendre d’où l’on vient, à reconstituer son histoire et à jouir tout simplement de l’existence. Ce n’est presque rien peut-être, mais cela demeure probablement vital.