Prendre la joie au sérieux

Lire l’écrivain québécois Jean-François Beauchemin est sans aucun doute la meilleure façon d’entrer dans l’année nouvelle, lecture rêvée pour nous débarrasser de nos vieilles nippes, cousues de nos angoisses tenaces et de notre pessimisme quasi instinctif, abondamment nourri par l’état du monde. Voilà qu’un auteur, que nous avions immensément aimé en lisant il y a un an à peine Le roitelet, nous lave littéralement de la laideur et de la peur, de l’égoïsme et de l’aveuglement, faisant de nous des êtres neufs, prêts à continuer à aimer le monde en y décelant chaque bribe de beauté.

Jean-François Beauchemin  | Archives de la joie. Petit traité de métaphysique animale. Littérature d’Amérique, 150 p., 16 €
Jean-François Beauchemin  | Le vent léger. Littérature d’Amérique, 183 p., 18 €

Archives de la joie a été publié au Québec en 2018, Le vent léger en 2023. Le choix de l’éditeur de faire paraître en France ces deux ouvrages en même temps s’explique peut-être par le ton qui réunit les deux textes, cette manière que Beauchemin a d’évoquer le monde dans ses détails et ses nuances les plus infimes en leur accordant une force et une grandeur considérables, sans jamais pourtant devenir grandiloquent.

Jean-François Beauchemin, Archives de la joie – Petit traité de métaphysique animale Le vent léger
« Chevreuils dans la forêt II », de Franz Marc (1914) (Musée de l’Orangerie, Paris)© CC BY 2.0/Jean-Pierre Dalbéra/Flickr

Archives de la joie est un recueil de textes alors que Le vent léger est un récit. On peut malgré tout lire Archives de la joie comme un récit dans lequel on circule toujours librement, récit qui s’écrit en filigrane, celui de la façon dont le regard de l’écrivain s’élabore au fil des années, par petites touches, grâce notamment à l’observation des animaux. Le vieux chevreuil au « museau grisonnant » qui ouvre le recueil est une invitation à « perdre rêveusement dans [un] jardin un peu de temps qui [nous] reste », et c’est de son regard qu’« émerge néanmoins une chose demeurée extraordinairement concrète : la joie ». Archives de la joie relate les multiples expériences de la joie faites par Beauchemin, nées d’une « façon oubliée de voir le monde », et que les animaux « ont cherché à [lui] remémorer ». Joie vibrante qu’il nous invite à partager à chaque page. 

Ces textes, qui pourraient être lus comme des poèmes en prose, mettent l’accent sur un fait, un geste, une pensée, un animal, chacun d’entre eux fonctionne comme un récit à part entière, se suffisant à lui-même mais s’inscrivant tout autant dans le recueil que nous lisons. Il est possible de « perdre rêveusement son temps » dans ce jardin composé de ces parcelles uniques et pourtant accordées les unes aux autres, de ressentir comme par magie la joie à laquelle l’auteur prête toute son attention, et de porter alors notre regard au-delà de ce que nous voyons : « Car lorsqu’on est heureux, l’esprit lâche du lest. »

"
Jean-François Beauchemin possède ce talent rare, et tellement difficile à décrire, d’être tout autant dans la réalité la plus concrète que dans les mouvements si subtils des âmes, du ciel, ou encore du bruit des étoiles.

Beauchemin évoque régulièrement au fil de ces textes l’écriture, la façon dont très tôt le goût d’écrire s’est manifesté chez l’enfant qu’il était, malgré son manque d’imagination. Mais c’est précisément ce manque qui l’a conduit à écrire, sans relâche, chaque jour, ancré dans le réel dans lequel il voit une « beauté tangible » pour laquelle il éprouve une « attirance irrésistible », écriture qu’il décrit ainsi : « Je me suis aperçu récemment que lorsque j’étais en train d’écrire un livre, je n’imaginais rien, ne rêvais à rien, mais que je m’appuyais de tout mon poids sur la vérité sombre, incertaine, complexe, ouverte, flexible et changeante de ma chair et de mon existence, et que je cherchais donc une façon non pas de transformer la vie, mais de la pousser un peu plus loin. » Son écriture va au-delà de ce que l’on entend ordinairement par l’imagination, elle le transporte, et nous avec, bien au-delà de la vie commune, dans une vie transcendée par la beauté du partage. 

L’enfance à laquelle Beauchemin revient régulièrement, cette enfance qui l’émerveille, et qui commence bien avant la naissance, est le fil que l’on peut tisser entre Archives de la joie et Le vent léger, qui donne d’ailleurs son titre à un des textes du recueil. Beauchemin y raconte une période capitale et tragique de l’histoire de la famille Cresson, en 1971. La mère âgée de 41 ans, le père de 40 ans, et cinq frères et une sœur, qui sont respectivement âgés de 17, 15, 13, 11, 9 et 6 ans vivent ensemble l’annonce de la maladie incurable et de la mort à venir, celle de la mère. Elle s’éteint progressivement au milieu de sa famille. De manière très fugace, apparaissent des mentions de l’actualité, puisque se déroule à l’automne 1970 au Québec ce qui a ensuite été désigné comme la crise d’Octobre, traces de l’agitation du monde qui ne peut atteindre la famille Cresson que de très loin, famille tout entière liée autour de la figure maternelle en train de s’évanouir. Il faut avoir à l’esprit les Archives de la joie pour imaginer la façon dont un événement familial d’une tristesse si intense peut être raconté par Jean-François Beauchemin, du point de vue de Léonard, le frère de 15 ans. Et se souvenir aussi du Roitelet, où déjà l’auteur posait sur des situations douloureuses ce regard unique, écrivant un hymne à l’amour et à la fraternité. 

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Dans Le vent léger, la vie persiste et persévère, dans sa douceur et sa force simultanées, le père écoute ses disques, lit Nietzsche, vend ses légumes et chante dans la chorale de l’église Saint-Elzéar tous les dimanches, avec la même ferveur et la même joie, alors que la mort continue de se diffuser inéluctablement. Autour de la mère, affaiblie, Beauchemin décrit ces êtres aimés et aimants : « Nous étions autour d’elle comme des lampions, pleins d’une matière combustible avec une mèche, pour jeter si possible un peu de lumière et de chaleur sur ce visage tout à coup si spectral. » La douleur et l’affaiblissement de la mère constituent un « éboulis, dont le vacarme, le rouge grondement de tonnerre » terrorisent les enfants, mais pourtant le combat qu’elle mène est aussi le combat de ceux qui l’entourent, un combat qui les façonne, non parce que ses enfants s’endurcissent, mais parce qu’ils s’aiment et qu’ils sont aimés : « Un instinct étrange, inexploré, nous poussait à croire que cette épreuve si étroitement vécue auprès de maman allait plus tard nous aider à vivre, justement parce que nos petites âmes personnelles, appelées en renfort, intervenaient, s’unissaient secrètement contre l’adversité et la fragilité humaine. »

Jean-François Beauchemin, Archives de la joie – Petit traité de métaphysique animale Le vent léger
Lanternes de papier © CC BY 2.0/Patrick Lordan/Flickr

Jean-François Beauchemin possède ce talent rare, et tellement difficile à décrire, d’être tout autant dans la réalité la plus concrète que dans les mouvements si subtils des âmes, du ciel, ou encore du bruit des étoiles. C’est cette expérience toute simple des enfants qui boivent le lait du fermier Bertin, vieil ami de la famille plein de sagesse, qui est peut-être la plus proche de la joie que l’on éprouve en lisant ce grand auteur : « Puis nous nous dirigions vers la laiterie où il nous servait chacun un verre de lait si extraordinairement frais que nous éprouvions dans nos corps de petits frissons de bonheur vertigineux. Après quoi nous nous taisions pour mieux écouter la rumeur lointaine du réel résonnant dans les collines, et ce sentiment de bien-être qui nous prenait par surprise, peut-être était-ce la poésie justement, qui, cherchant un passage, se frayait un chemin dans nos corps en même temps que le lait du fermier Bertin. » Quant à savoir si l’histoire qu’il raconte dans Le vent léger est vraie, « tout en elle est vrai, si bien sûr on croit à la vérité de la poésie ».

Le vent léger donne aux personnages qui composent la famille Cresson, le fantôme du grand-père compris, ainsi qu’au fermier Bertin, une beauté telle qu’elle nous donne envie de continuer sans relâche à aimer et à croire en la « vérité de la poésie », de sentir aussi la « joie thermique » de ces enfants à qui leur père explique qu’ils transportent, chacun, une « portion de firmament ». Tout comme l’écriture de Jean-François Beauchemin.