Lire le livre porté par le collectif Out of the Woods, comme ceux du sous-commandant Marcos ou de Georges Lapierre, nous obligent à considérer avec lucidité la catastrophe devant nous et à penser des moyens collectifs pour éviter le désastre
L’île de Nauru, dans le Pacifique, a été pendant des décennies l’un des deux pays au monde connaissant la plus grande croissance économique, avec, brièvement, le deuxième PIB par habitant au classement international, derrière l’Arabie saoudite. Tout cela grâce à des gisements de phosphate – nécessaire à la fabrication des engrais agricoles – particulièrement importants. Une compagnie anglaise exploite le phosphate, Nauru s’enrichit. Le résultat est une destruction de l’île, transformée dans son intérieur (le topside) en paysage lunaire et inhabitable de chaleur et d’humidité. Depuis lors, ce minuscule pays n’a plus guère de ressources et se retrouve contraint d’accepter une « solution Pacifique », celle qu’impose l’Australie à ses voisins : accepter d’accueillir des prisons australiennes dites offshore destinées à incarcérer des migrants.
Cette histoire glaçante que restitue l’introduction de L’Utopie maintenant ! permet de saisir l’intention du livre et du collectif qui en est l’auteur, qui cherche à penser le désastre créé à l’échelle mondiale, dans le passé et le présent, par les forces conjuguées du capitalisme extractiviste et du colonialisme. Détruite autrefois en leur nom, l’île de Nauru est aujourd’hui sous leur domination, de nouveau, comme lieu de délocalisation – l’absurdité de ces lieux étant l’expression grammaticale du désastre réellement en cours, que les mots mêmes empêchent de voir. D’où l’importance de fournir de nouveaux mots, comme Out of the Woods s’y emploie, pour que le livre mène enfin à voir le monde tel qu’il devient, inhabitable.
Le collectif Out of the Woods s’est formé en 2014 autour d’une majorité d’universitaires, travaillant des deux côtés de l’Atlantique (Canada, États-Unis, Royaume-Uni), plutôt jeunes, suivant plutôt une pensée matérialiste exigeante notamment dans son attention géographique aux espaces. Ce qui réunit les membres du collectif n’est pas tant une idéologie qu’un désir de placer la destruction écologique au cœur de leur travail, même si les perspectives tracées depuis 2014 et la création d’un premier blog suivent une piste faisant la part belle aux études de genre et de race, pour rester général. Généralités toujours, mais le fonctionnement du collectif, horizontal et privilégiant une forme flexible d’anonymat, aboutit à une pensée constamment auto-réflexive, parfois de façon peu digeste pour un lectorat non averti de ces débats, mais toujours avec une salutaire volonté d’émanciper les mots de leurs gangues idéologiques les plus mortifères.
Et c’est bien de mort que se préoccupe Out of the Woods, qui use abondamment du concept de nécropolitique d’Achille Mbembe. Le livre cherche à penser un communisme de désastre qui puisse répondre à la situation actuelle, qui est à la fois le désastre en lui-même (un monde déjà devenu inhabitable par endroits) et le refus d’agir à l’encontre de celui initié par la nature nécropolitique de nos régimes de gouvernement. La force majeure d’Out of the Woods ne réside pas tant dans l’implacable démonstration du désastre que dans sa capacité à rassembler des pensées souvent éclatées entre les pays, les spécialités universitaires et les compartiments créés par l’organisation militante : tout à la fois Donna Haraway et la pensée cyborg, les luttes des peuples autochtones, le GIEC, Naomi Klein, l’antifascisme, qui cherchent leur commun et leur communisme et en proposent une formulation ambitieuse, notamment dans leur thématisation singulière. L’utopie maintenant ! entend se dégager des thèmes préétablis pour s’ordonnancer autour de thèmes plus propres à penser le monde actuel en vue d’agir sur lui, en quatre parties programmatiques : frontières, natures, futurs, stratégies.
La matière même de la politique ainsi conçue est la possibilité de l’espoir, de plus en plus ténue plus on est jeune dans ce monde. Out of the Woods s’attache à cette ténuité pour sauver l’espoir que le monde soit changeable, en débusquant les forces débilitantes de l’impuissance idéologique et répressive – la tonalité critique est très puissante dans le livre, y compris contre les propres influences du collectif, telle Donna Haraway. Cet espoir que le livre permet de penser au sein d’une catastrophe trop grande pour être envisagée de façon solitaire naît de l’élan vers les autres par des processus de communisation qui retrouvent de fameux prédécesseurs ou d’illustres contemporaines et contemporains. On trouvera ainsi des ouvertures multiples vers des textes qui aujourd’hui forment un corpus important de pensées politiques internationales majeures et agissantes, mais souvent invisibilisées par les logiques universitaires ou, plus encore, éditoriales.
L’un des fils rouges suivis tout au long du livre est l’attention aux luttes des peuples autochtones, qui fournissent de nombreux exemples concrets pour contrer le désastre en cours. De ce point de vue, la réédition en poche par les éditions de l’éclat des livres édités dans les années 2000 par Marc Tomsin, récemment décédé, constitue une possibilité d’approfondissement de certaines luttes cultivant l’espoir d’autres futurs, d’autres natures, stratégiquement débarrassées de leurs frontières sclérosantes. Les éditions Rue des Cascades avaient documenté comme nulle autre les luttes mexicaines du Chiapas et d’Oaxaca, dont l’écho mondial dans les mouvements sociaux est tellement majeur qu’il trouve peu de traductions éditoriales en dehors des milieux militants. La réédition de La Commune d’Oaxaca. Chroniques et considérations, publié par Georges Lapierre en 2008, permet de rappeler le déroulement de l’insurrection oaxaqueña de 2006, en documentant avec une sensibilité perçante l’intrication des enjeux politiciens, coloniaux et économiques – le rôle des enseignants étant particulièrement intéressant, jusque dans ses impasses.
La réédition simultanée d’un livre du sous-commandant insurgé Marcos, Mexique, calendrier de la résistance, restitue avec une force poétique envoûtante l’ampleur de l’insurrection zapatiste du Chiapas, bientôt trentenaire, grâce à l’un de ses plus célèbres acteurs. Combattant qui ne quitte jamais ses livres de poésie, interlocuteur des forêts et des escargots, le sous-commandant Marcos livre un texte libre de tout tabou – on passe de considérations moqueuses sur les tractations politiques locales à des adresses lyriques à des peuples en lutte de l’autre côté de la planète.
À l’heure où le débat politique d’ici et de partout ailleurs s’englue sur le degré d’inhumanité qu’il conviendrait d’adopter face aux migrants, ces livres rappellent qu’il n’y a pas de fatalité au désastre en cours, tout en montrant que s’y opposer a un prix, fort coûteux pour les insurgés mexicains. Contre la fatalité, les mots permettent d’inviter à des résistances possibles maintenant, partout, qui sont au fond moins utopiques que la destruction haineuse et cynique de nous-mêmes qu’on nous a inculquée comme seul réalisme possible.