Le nouveau livre de Robert Bober, Il y a quand même dans la rue des gens qui passent, résonne comme une chanson de Barbara, douce et tendre, un peu mélancolique, l’histoire tragique en arrière-fond, mais avec la force de vivre, pourtant. L’écrivain imagine son enterrement, en automne, au cimetière de Bagneux. Sur le chemin du retour, devant la station de métro qui porte désormais le nom de la chanteuse, une femme, présente à la cérémonie, murmurerait le refrain de la chanson « Dis, quand reviendras-tu ? ». Ailleurs dans le livre, il écrit : « j’écoute le bruit que font mes souvenirs ».
C’est là un magnifique récit d’aventures intimes, tissé de mille fils, ceux de la mémoire de Robert Bober, des textes qu’il a lus ou écrits, des films qu’il a vus ou réalisés, des histoires chères à son cœur, de ses amis, son amour. Né en 1931 dans une famille juive de Berlin, il entrelace ses mots d’images, tirées de sa « boîte de moments anciens ». Sont ainsi reproduits, au fil du texte, la carte d’identité du petit garçon qu’il était, haut d’1,24 m, le certificat de formation professionnelle qui lui a été délivré en 1956, mention « très bien », dans la spécialité « Confection Tailleur dame, coupeur-gradueur ».
Enfant caché pendant la Seconde Guerre mondiale, Robert Bober est un gardien du souvenir. En 1975, il fait la rencontre de Georges Perec, avec qui il restera intimement lié jusqu’à sa disparition, en 1982. Ensemble, les deux amis écriront et réaliseront les Récits d’Ellis Island. « Le chagrin causé par l’absence de Perec m’a interdit de lui imaginer un avenir », déclare Robert Bober. Alors, par amitié et fidélité, dans son premier livre, Quoi de neuf sur la guerre ? (P.O.L, 1993), il lui a inventé « une enfance possible au milieu d’autres enfances presque semblables », comme il l’écrit aujourd’hui. Cette loyauté à ce qui n’est plus, Robert Bober la fait également vivre par ses références à la culture yiddish. Il nous apprend que son premier film, tourné en 1967 et consacré à l’écrivain Sholem Aleikhem, est « celui dans lequel, pour la première fois, on a entendu la langue yiddish à la télévision française ».
Ce livre-ci est écrit « pour Elen ». Une photographie en noir et blanc montre deux jeunes gens, main dans la main, qui marchent dans la rue, le regard tourné vers l’objectif. Sous celle-ci, Robert Bober écrit : « Elen est morte hier dans la nuit du 22 au 23 décembre 2021 à l’hôpital Saint-Antoine. / C’est en juillet 1949, en colonie de vacances, que nous avons échangé notre premier baiser ». Il y a quand même dans la rue des gens qui passent est aussi un bouleversant livre d’amour, d’une grande pudeur, où sont évoqués, en passant, un mariage, une dernière visite « faite ensemble » au musée, une photographie de Robert Doisneau « dans laquelle petit à petit nous sommes rentrés », « un rire pour moi désormais inoubliable ».
Cet hommage à l’être aimé résonne avec le texte d’un autre rescapé de la guerre, lui aussi tailleur avant de devenir auteur, Jacqueline Jacqueline, dans lequel Jean-Claude Grumberg s’adressait à son épouse tout juste disparue. Quand Robert Bober écrit qu’il « marche de longues heures dans Paris » et constate que la « grosse bouteille » du boulevard Richard-Lenoir « n’est plus là » ou que « ce bistrot qui s’appelait L’embuscade n’existe plus non plus », c’est à Patrick Modiano qu’il fait penser, chercheur d’un passé englouti dont il ne reste que ses mots.
L’histoire contemporaine n’est jamais loin. La mémoire tragique de la guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine se construit devant nous. Elle passe par les dessins d’enfants du Donbass, reproduits à l’intérieur du livre, ou par les œuvres murales de Julien Malland, dit Seth, qui disent la résistance d’un peuple et ornent les murs du quartier parisien où a grandi Robert Bober. Le présent, ce sont également ces affiches « portant le nom, le prénom et l’âge des enfants juifs victimes de la barbarie nazie » qui « furent collés au pied des immeubles parisiens où ces enfants avaient vécu. Quelques jours plus tard, beaucoup d’entre elles avaient été déchirées ». Mais des anonymes, armés d’un simple rouleau de scotch, les ont recollées « comme on dépose un caillou sur une tombe ».
« Ce livre va sans doute ne ressembler à rien qu’à son propre désordre », écrit Robert Bober. Pour partie longue lettre à son ami Pierre Dumayet, ce texte peut se lire comme une prolongation de son précédent ouvrage, Par instants, la vie n’est pas sûre, construit selon le même procédé narratif. Mais au-delà, Robert Bober, qui reprend ici in extenso certains passages de ses premiers romans, semble avoir écrit le livre de ses livres. Il y a quand même dans la rue des gens qui passent est un texte foisonnant, où les pensées filent, les associations libres s’enchaînent, les citations se multiplient et l’écriture tient. Éric Vuillard a envoyé à l’auteur quelques pages, insérées au détour d’un passage : « vos livres, où je crois toujours entendre la rumeur d’une école, les cris, les rires, les enfants qui courent, le ballon qui cogne sur le mur ». Mona Ozouf s’adresse aussi à Robert Bober : depuis qu’elle l’a rencontré, elle a « le sentiment d’avoir trouvé un copain ».
Robert Bober ne semble pas vouloir terminer son livre. Il s’identifie à ce personnage du dessinateur Saul Steinberg « qui regarde derrière lui mais qui continue d’avancer ». Juste après la guerre, Robert Bober a été l’éducateur, en colonie de vacances, d’enfants cachés, déportés, de rescapés, comme lui. Le soir, « autour d’un feu de camp », tous se retrouvaient pour reprendre en cœur « des chansons faites d’amour, de douceur, empreintes parfois d’un peu de tristesse, celles que l’on chante en se tenant par les épaules […]. Les chansons écrites pour nos martyrs n’étaient pas oubliées […]. Et celles qu’on appelle les chansons du soir, chantées presque murmurées ». Quelques notes de piano, et la voix de Barbara retentirait : « Tous les passants s’en sont allés, plus rapides que la mémoire, écrire un petit bout d’histoire, les uns debout, d’autres couchés ».