Complexe du mythe 

Le livre sur les mythes grecs de Jean-Louis Durand (1939-2016), auteur que nous avons déjà eu la joie de présenter à l’occasion de la sortie de son ouvrage posthume, était lui-même devenu mythique. Personne ne pouvait penser que, comme Dionysos à Thèbes (les éditeurs du volume préfèrent le comparer à un don d’Hermès, un hermaíon), il serait un jour parmi nous en encre et en papier. Et pourtant, dans la réalité bachique qui est, quelques fois, consentie à l’édition, il arrive que le dieu se présente sous le masque dévoilant du livre.

Jean-Louis Durand | Les mythes grecs. Édition d’Anne-Angèle Fuchs. Préface de Florence Dupont. Jérôme Millon, 241 p., 26 €

L’origine de ce livre se situe dans les années 1970 durant lesquelles Jean-Louis Durand et la latiniste Florence Dupont [1], alors tous deux assistants en Sorbonne, enseignaient ensemble la littérature grecque et latine. Élaborant leur savoir au fur et à mesure des séances, la latiniste persuada l’helléniste qu’une trace éditoriale de ce travail commun devait subsister. Elle devait être accueillie chez Armand Colin dans la célèbre collection « Cursus ». L’ouvrage ne verra jamais le jour du vivant de son auteur, disparu en 2016. Mais le dieu préparait son apparition en secret, même ses amis pensaient que le manuscrit avait été abandonné. Il fut délaissé, repris, puis de nouveau écarté, et finalement rédigé en grande partie. C’est donc ce manuscrit découvert dans ses archives que ses proches publient aujourd’hui, en l’assortissant d’une introduction très éclairante, s’ajoutant à la préface de Florence Dupont, avec le soutien indéfectible des éditions Jérôme Millon.  

Jean-Louis Durand Les Mythes grecs,
Dionysos (assis sur un trône) avec Hélios, Aphrodite et d’autres dieux. Fresque antique de Pompéi © CC0/WikiCommons

Il ne faut pas considérer que, parce que ce livre arrive tard, il nous parvient trop tard et que le changement de regard sur le mythe a déjà été renouvelé en totalité, à la suite d’études comme celles de Marcel DetienneL’invention de la mythologie (Gallimard, 1981), ou de Claude Calame, Qu’est-ce que la mythologie grecque ? (Gallimard, 2015), sans oublier les travaux de l’école Gernet, en particulier ceux de Jean-Pierre Vernant, et les travaux de l’école de Lille, dont ceux de Jean Bollack. Le tournant linguistique, que Jean-Louis Durand a d’ailleurs pris très tôt, a eu pour conséquence de complexifier la vision narrativiste du mythe en le rendant à sa performativité énonciative, ainsi que de briser son unité, au point de pouvoir dire qu’il est « comme forme un objet introuvable », résultat d’une illusion. Le tournant sociologique, effectué par Louis Gernet et ses successeurs, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, consistait à restituer le mythe à son contexte social, jusqu’à en faire le reflet textuel de structures sociales et ce tournant a produit des effets remarquables. Quant au tournant anthropologique, pourtant entamé par l’école Gernet, il n’était pas achevé. Et c’est précisément là qu’intervient l’extraordinaire jeunesse du livre de l’homme au keffieh et aux gris-gris. Il accomplit le « tournant ritualiste en anthropologie », comme l’écrivent dans leur introduction Anne-Angèle Fuchs et Dominique Jaillard. 

Bollack demandait de lire le mythe « comme une expérience souveraine qui n’est jamais entièrement saisie ni dépassée » (« L’interprétation du mythe », dans La Grèce de personne, Seuil, 1997). Jean-Louis Durand prend le mot « expérience » au sens fort : il s’agit même d’une « opération », d’une « exploration ». Le mythe est une « pratique » qui va s’exercer dans différents contextes, elle n’est pas homogène. Il existe différentes scènes d’énonciation mythique qui possèdent chacune ses logiques. Chacune également se réfère à des temps différents : le temps archaïque pour l’épopée, le temps « présent » pour la tragédie. Qu’elle chante les dieux ou les héros, qu’elle s’expose au théâtre ou dans les banquets, la fiction mythique poursuit des objectifs différents. Dans le premier cas, c’est l’exploration de l’ordre du monde qui est visée. Dans celui du héros, l’interrogation du « outre-homme » que représente le héros, sous le mode de la question « qu’arriverait-il si… », permet de déterminer ce qu’est un homme ‒ par exemple : quel est le lien entre hospitalité et sédentarité ? Dans le théâtre à forte charge civique, on observe des situations de « blocage » culturel et cultuel, et pas seulement des circonstances dans lesquelles deux partis ont chacun des raisons légitimes d’agir comme ils le font (Antigone de vouloir enterrer son frère, Créon de le lui interdire), ayant des conséquences dramatiques pour la cité, pour découvrir l’issue libératrice ‒ par exemple, Électre ne pourra se détacher de son deuil que lorsque le meurtre de son père sera vengé, mais Oreste, lavant la mort de son père par l’assassinat de sa mère, enferme à nouveau la cité dans l’impasse. Avec le symposium, le banquet, on sort du champ de l’exploration, il faut surtout procurer aux hommes des modèles divins.

Cet « éparpillement de l’énonciation mythique » laisse, malgré tout, percevoir au moins deux points d’unité. Elle est d’abord toujours liée, « de près ou de loin » au sacrifice, car c’est lui qui « situe culturellement et religieusement les hommes dans le monde et les implique activement dans son équilibre ». Le second aspect, étroitement accordé au précédent, nous montre que la fiction mythique sonde toujours la culture humaine de l’extérieur d’une conjoncture ou d’un personnage. Cette position d’extériorité est la condition indispensable pour faire apparaître où se situe l’humain, justement placé entre les dieux et les animaux, capable de comprendre que l’action humaine ne peut s’agencer correctement (comme un rituel est célébré correctement) que dans une certaine combinaison « actualisant » (un mot décisif pour Jean-Louis Durand) la coprésence des dieux.

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Nous n’avons donc pas affaire à un livre de plus sur les mythes. « Livre de percée », selon l’heureuse expression de l’introduction des éditeurs, à la fin, l’apport de la pensée de Jean-Louis Durand est considérable. Il réintroduit le mythe dans l’espace de la culture sacrificielle, il renforce le caractère performatif de l’énonciation mythique en insistant sur sa concrétisation unique et non réitérable. Ce qui a pour effet de dissoudre ce qui pour nous était « le mythe d’Électre ou celui d’Œdipe » dans ses multiples versions, nous empêchant de confondre mythographie, corpus porteur d’histoires mais incapable de vertus exploratoires, et mythe, et enfin, de résoudre d’un coup double la question pendante des rapports entre muthos et logos. Non seulement il n’y a pas opposition dans la culture grecque entre les deux, mais les deux appartiennent « aux formes de la rationalité grecque ». L’un est une pratique exploratoire ; l’autre, la pensée mythique, est une pratique classificatoire, hors rituel.

Jean-Louis Durand Les Mythes grecs,
Élèctre sur la tombe d’ Agamemnon, Frederic Leighton (Détail) (1869) © CC0/WikiCommons

Il faut encore souligner que, dans son effort pour reconstruire la pratique grecque du mythe à partir de ce qui, pour nous, est devenu un corpus textuel inactif, Jean-Louis Durand a eu l’audace d’introduire l’image, notamment celles inscrites dans la vaisselle utilisée pour les banquets. Dans cette activité ritualisée, le chant lyrique ne produit pas de fictions, ce rôle revient à l’image. Tout comme le chant de l’aède, elles donnent à voir et à explorer « l’espace du banquet et les réseaux de relations culturellement logiques » qui y sont impliqués. L’image n’est pas ici « la représentation figurée d’un récit mythique », mais elle est bel et bien une énonciation différente par laquelle le mythe se construit. 

À n’en pas douter, ces pages auront un retentissement important dans la lecture des images antiques. Impossible de terminer sans évoquer la contribution décisive que cette réflexion sur le mythe apporte à la question de la mémoire, tant débattue aujourd’hui. Au-delà de ce que Nietzsche appelait notre « sixième sens », le sens historique et la puissance qu’a la discipline historique d’éclairer notre présent, ce qui est en jeu, c’est notre capacité à explorer notre présent en faisant jouer tous ses possibles : « que se passerait-il si … », à partir des éléments structurant notre héritage culturel. C’est poser par là même la question de la qualité de notre « littérature » et de notre théâtre. 


[1] Dans le précédent livre présenté aux lecteurs d’EaN, figure (p. 450-474) une analyse extraordinaire des deux compères sur le film d’Ettore Scola Le bal, intitulée « Rite, mythologie et exploration mythique dans le Bal d’Ettore Scola ».