L’échelle de la révolution

Gustav Landauer (1870-1919) voulait changer la société hic et nunc, à petite échelle, sans attendre l’aboutissement de « la révolution » à grande échelle. Pour lui, c’est dans la pluralité des petites communautés dissidentes qui se multipliaient autour de 1900, mélangeant végétariens, naturistes, pédagogues utopistes et partisans des coopératives de production et de consommation, que pouvait s’expérimenter et se concrétiser un socialisme affranchi de l’État.

Anatole Lucet | Communauté et révolution chez Gustav Landauer. Klincksieck, 412 p., 27 €

En 2003, dans un article intitulé « Gustav Landauer, révolutionnaire romantique », Michael Löwy pouvait encore présenter ce socialiste libertaire comme « presque inconnu en France ». Entre-temps, quelques textes importants, choisis dans l’œuvre abondante et protéiforme de Landauer (littérature, chroniques journalistiques, textes d’intervention et pamphlets, philosophie politique, pensée mystique d’un « juif hérétique » ami de Martin Buber, critique du langage à la suite de Fritz Mauthner…), ont été traduits [1], ainsi que ses deux livres les plus marquants [2]. Un ouvrage collectif d’une grande richesse lui a été consacré en 2018 [3]. Grâce au remarquable travail d’Anatole Lucet, aussi érudit et exhaustif que passionnant et engagé, on peut enfin mesurer pleinement l’originalité et l’actualité de la pensée politique de cet intellectuel souvent considéré comme antipolitique.

Gustav Landauer courut à sa perte lorsqu’il se jeta dans l’action politique. En novembre 1918, Kurt Eisner l’appelle à rejoindre le mouvement révolutionnaire de Bavière pour qu’il contribue, comme orateur, « à la transformation des âmes ». Après l’assassinat de Kurt Eisner, le 21 février 1919, Landauer devient commissaire du peuple chargé de l’Instruction publique, des Universités et de la Culture dans la première république des conseils proclamée à Munich le 7 avril. Évincé une semaine plus tard par la deuxième république des conseils dominée par les communistes, Landauer est arrêté le 1er mai par les soudards des Corps francs, il est battu à mort puis criblé de balles dans la cour de la prison centrale de Stadelheim. Trois semaines plus tôt, il écrivait : « L’enjeu est à présent une reconfiguration complète de toutes les institutions de la communauté qui sont au service de l’esprit. »

Anatole Lucet, Gustav Landauer
Gustav Landauer (1892) © CC0/WikiCommons

L’ouvrage d’Anatole Lucet montre la cohérence de la pensée de Landauer qui répugnait à s’exprimer sur un mode systématique et cultivait le paradoxe : anarchiste, il préférait se définir comme socialiste, mais ses propos le rendaient insupportable aux sociaux-démocrates. Tout en maintenant son admiration pour le jeune Marx, il critiquait la vulgate marxiste de la Seconde Internationale, refusant de lier l’idéal socialiste à la lutte des classes (notion que, dans une lettre d’avril 1894, il traitait de « fumisterie verbeuse », et allant jusqu’à proclamer que la doctrine marxiste était « la peste de notre époque ».

Pour éviter que le combat révolutionnaire pour la liberté n’aboutisse en définitive à la mise en place de nouvelles formes de domination, il prônait un anarchisme du mode de vie. Il déclarait en 1911 : « La liberté ne peut être créée, elle ne peut qu’être expérimentée. Il ne faut pas dire : aujourd’hui, nous ne sommes pas libres, mais demain, par on ne sait quel coup de baguette magique, nous serons libres ; il faut dire : nous avons tous sans exception la liberté en nous et nous devons seulement la faire passer dans la réalité extérieure. » La révolution à laquelle aspire Landauer consiste en une reconstruction du monde social sous la forme d’un collectif de petites communautés au sein desquelles les individus pourront retrouver, selon la formule d’Anatole Lucet, les « liens qui libèrent » du pouvoir coercitif de l’État. « L’État est un rapport, une relation entre les êtres humains, c’est une façon qu’ont les êtres humains de se rapporter les uns aux autres ; et on le détruit en entrant dans d’autres relations, en se rapportant différemment les uns aux autres », écrit Landauer dans un article de 1910. Personnellement engagé dans plusieurs expériences communautaires (le cercle de Friedrichshagen, les coopératives de consommation, la Neue Gemeinschaft, l’Alliance socialiste), il se représente une forme de société où le lien communautaire et la liberté individuelle seraient parfaitement compatibles et d’où pouvoir et domination seraient exclus.

L’action révolutionnaire ne peut se passer d’un effort de transformation de soi. « Notre tâche n’est pas en premier lieu de regarder vers l’extérieur ni d’observer ce que les autres commencent à faire. Plus que jamais, il est temps à présent que chacun commence par soi-même », écrit Landauer dans un article de 1895. Dans sa vision, la notion de révolution inclut l’idée d’une révolution de la subjectivité, d’une régénération intérieure.

Anatole Lucet consacre des pages captivantes à la lecture par Landauer du Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Landauer était aussi un grand traducteur : de Bakounine et Kropotkine, de Proudhon et d’Élisée Reclus, mais aussi de Bernard Shaw, Oscar Wilde et Walt Whitman – et de La Boétie. Il trouve dans le Discours qu’il traduit en 1910 et 1911 sous le titre Von der freiwilligen Knechtschaft l’inspiration de son programme socialiste anarchiste : il s’agit moins pour lui d’affronter l’État ou de le détruire que de s’y soustraire. Il proclame en 1910 que la force de l’État tient au fait que « le peuple, même le plus insatisfait, même les masses prolétariennes, ne savent pas encore que leur tâche est de se séparer de l’État et de fonder cette chose nouvelle qui est vouée à s’y substituer : la réalité socialiste ». Selon les termes d’Anatole Lucet, « plutôt que d’affronter l’État ou le marché capitaliste, il importe de construire les rapports qui sont à même de les remplacer ». Le combat social, pour Landauer, est aussi et surtout, pour chacun, un combat contre soi-même, contre le moi social « volontairement asservi ».

Paroles de poète, de rêveur utopiste ? C’est ce qu’on a souvent dit à propos de Gustav Landauer. L’ouvrage d’Anatole Lucet permet d’évaluer plus sérieusement l’apport profondément original de ce théoricien de la rupture et de la nouveauté qui exhortait ses contemporains à ne pas attendre, à ne pas séparer les conditions du présent et les promesses d’un avenir miraculeux, mais à transformer la société, au sein même de la réalité existante, grâce à la vitalité créatrice de petites communautés libres. 


[1] La communauté par le retrait et autres essais et Un appel aux poètes et autres essais, trad. Charles Daget, éd. du Sandre, 2008 et 2009.

[2] La Révolution (1907), trad. Margaret Manale et Louis Janover, Sulliver, 2006 ; Appel au socialisme (1911), trad. Jean-Christophe Angaut et Anatole Lucet, La Lenteur, 2019.

[3] Gustav Landauer, un anarchiste de l’envers. Contributions de Gaël Cheptou, Walter Fähnders, Freddy Gomez, et al., suivies de Douze écrits « anti-politiques » de Gustav Landauer. L’Éclat/revue À contretemps, 2018.