Qu’appelons-nous vraiment « Terre » ? S’inscrivant dans un ensemble de travaux critiquant la dimension problématique du concept de « nature », La Terre habitable de Jérôme Gaillardet vise également à nous « reconnecter » à elle, en usant de procédés narratifs et descriptifs. Mais en prenant pour objet de sa réflexion les cycles géologiques et terrestres, la Terre plutôt que la Nature, le livre de ce géochimiste fournit aussi de quoi penser.
Des objets, familiers, rassurants : des artefacts mis au point par d’autres hommes. C’est ainsi que nous habitons : chez nous, c’est à l’intérieur. Au dehors, les autres, d’autres habitats, d’autres objets. Et encore plus au dehors, là où les hommes sont moins nombreux, voire absents ? Dans les montagnes, les jungles, l’océan lointain ? N’est-ce pas là ce qu’on entend le plus précisément par « nature » ? Ce serait ce qui se situe aux confins de l’habitat humain, mais toujours sur la surface d’une Terre désormais largement connue et cartographiée. La nature serait l’extériorité même du monde humain.
De nombreux ouvrages prennent pour cible, ces dernières années, cette représentation de la « nature ». Dans la lignée des travaux de Philippe Descola et de Bruno Latour, on s’est alors aperçu que cette représentation convenait parfaitement à la façon dont l’humanité actuelle se comporte vis-à-vis d’elle : comme une zone de ressources potentielles à exploiter. Ce qui serait oublier que nous sommes avant tout des êtres vivants, et que, de ce point de vue, nous ne différons pas des loups, des tilleuls ou des truites. Prise dans un ensemble de relations enchevêtrées, qui va bien au-delà du rapport entre prédateurs et proies, notre propre existence est conditionnée par l’activité de ces êtres vivants qui, sans qu’ils le sachent, nous permettent de vivre. Les vers de terre contribuent à la fertilité des sols. Oublieux de ce fait, nous nous penserions spontanément supérieurs et indépendants de ces autres êtres qui vivent sur le même sol. Et d’une certaine manière, nous savons que nous y appartenons, à ce sol, en l’explicitant : le goudron n’est-il pas qu’une couche superficielle ? Ne trace-t-il pas d’artificielles limites sur cette terre naturellement partagée ? Ne sommes-nous pas, nous aussi, au fond, des êtres naturels ?
Tout le problème réside dans le statut qu’on accorde à ce au fond. Faut-il définir la Nature comme ce fond oublié, lointain, intouché par l’homme, que nous serions vraiment ? La voix de la Terre, de cet ensemble de relations entre des êtres qui partagent un même habitat, résonnera-t-elle vraiment pour peu qu’on y prête attention? C’est le grand mérite de l’ouvrage de Jérôme Gaillardet que de parvenir à se tenir à distance de cette tentation. Géochimiste, il s’intéresse en effet aux cycles que parcourent les composants de la matière au fil des interactions entre les roches, les gaz, l’eau et la chaleur, les débris organiques. Nous sommes aussi, nous rappelle-t-il, partie prenante de mouvements beaucoup plus vastes de ces composants, organiques et inorganiques, à d’immenses échelles de temps et d’espace. La Terre ne se limite pas aux êtres vivants.
Cette position de chercheur du savoir donne d’emblée au livre de Gaillardet un ton particulier. Il ne relève ni de l’essai purement théorique, ni d’un amas de descriptions du monde qui nous entoure, mais articule des parties descriptives à des enquêtes de terrain auxquelles l’auteur a participé. Loin des fantasmes, la représentation du monde qui nous est fournie s’appuie sur des faits dont nous suivons pas à pas la mise au point. Les mécanismes de répartition de la matière, dont le plus connu est le cycle des états de l’eau, sont illustrés à travers une série d’exemples. À certains moments, le livre relève même du récit de voyage, au cœur de la collecte d’échantillons de l’eau d’Amazonie, de la mise au point des protocoles d’analyse, et des hypothèses censées être vérifiées par ces expériences. « Si le gaz carbonique de l’air, craché dans l’atmosphère par les volcans de la chaîne andine, et les roches du bassin amazonien réagissaient et se recombinaient pour donner des sels dissous que les eaux de pluie évacuent, alors ces témoins devraient être là, non loin. » La science donnée à voir en pratique ne livre pas de faits bruts, et ne sépare pas ses résultats des recherches qui ont contribué à leur production. Afin de transformer notre représentation de ce qui est extérieur à l’homme, la Nature, l’auteur ne suggère pas de tendre l’oreille vers sa voix profonde, dont nous nous serions détachés, mais seulement vers des connaissances extrêmement précises dont nous disposons aujourd’hui au sujet de la Terre.
Ces connaissances sont mal connues du public, mais ne tranchent pas véritablement, contrairement à ce que l’auteur suggère, sur le sens commun. Car nous avons suivi distraitement ces cours de sciences de la vie et de la Terre voici quelques années. Nous savons vaguement que les continents bougent, que les minéraux se transforment, que l’eau bout à 100° C. Peut-être est-ce là qu’il faut chercher le lien que nous avons avec la Nature aujourd’hui : dans cet ensemble de connaissances qui organise, même de façon imprécise, les représentations partagées du monde auquel nous appartenons. Il serait trop rapide de considérer ces représentations de la Terre comme exclusivement définies par la finalité de la destruction, de l’exploitation de ressources et de l’arrogante indépendance de l’homme. Ce serait confondre les faits et les buts actuellement poursuivis par l’humanité, qui s’appuie effectivement dessus. Qui aujourd’hui croit vraiment à l’éternité et à l’immobilité de la Terre, s’il fait appel à ce reste de connaissances ?
Qu’est-ce que la Terre, alors ? Non pas réellement, mais plus précisément ? Avant d’être un globe, c’est d’abord une surface que nous habitons : le sol. Celui-ci est un agencement de matière tout à fait temporaire. Les continents se déplacent, se creusent et émergent, à un rythme imperceptible pour nos yeux humains. Les fleuves aussi, tout comme les montagnes. L’air et son gaz carbonique use peu à peu les roches montagneuses, dont des fragments dévalent les pentes avant de s’accumuler en basse montagne, voire de se jeter dans un fleuve. Les vivants meurent, et les composants organiques se défont peu à peu sous l’action des champignons. Le sol est une « éponge », faite d’eau, de minéraux, de gaz, un espace de mouvements transitoires à très long terme. Tous ces éléments naturels qui le forment ne cessent, en réalité, d’interagir, de s’entrechoquer – ce que, répétons-le, nous savons, même sur un mode critiquable. Mais, de fait, nous agissons comme si nous ne le savions pas.
Peut-être alors que nos représentations vagues de la Terre, humus de connaissances imprécises, ne nous prescrivent pas d’agir précisément en vue de la destruction de la planète. Les motifs de l’action humaine quotidienne sont à chercher ailleurs que dans ses représentations du monde : dans les infrastructures et institutions qui nous prescrivent, elles, d’agir précisément de telle ou telle manière. Et il faudrait ajouter alors qu’un grand nombre de ces actions prescrites par les institutions, des travaux et des entreprises qui existent, en l’occurrence, nécessitent l’exploitation des ressources naturelles afin d’augmenter la masse des richesses globales. Cette fin n’a rien à voir avec notre représentation de la Terre : ce serait une erreur que de suggérer qu’elle en découle. Ce serait bien plutôt l’inverse. Peut-être faut-il aussi avancer que les êtres humains modernes ne croient pas vraiment que la Terre est immobile, mais qu’ils peuvent agir comme si elle l’était : et ce, pour une raison très simple, explicitée par l’auteur dans ce livre. À savoir, que la temporalité humaine n’est ni celle des montagnes, ni celle des éphémères, et que les êtres humains peuvent traiter effectivement, dans leur action, la Terre comme si elle était éternelle et immuable, même s’ils savent qu’elle ne l’est pas. Tout dépend de ce que nous appelons « réel » : certes, nous savons que les roches s’effritent, et qu’en réalité, sur un temps long, elles ne sont pas aussi durables et solides qu’elles en ont l’air. Pourtant, face à moi, elles sont bel et bien palpables et ne s’effritent pas entre mes doigts. Réelle est ma perception ; réelle, aussi, ma connaissance.
Mais il serait trop facile de dire que les représentations que les êtres humains se font du monde sont alors sans importance. Si le mythe de l’immobilité de la Terre ne paraît guère répandu au vu de l’état des savoirs actuels, ne risquons-nous pas, en revanche, de croire à un autre mythe, beaucoup plus compatible, lui, avec nos représentations actuelles, le mythe de l’équilibre ? N’est-ce pas un miraculeux équilibre, en effet, que l’organisation de tous ces êtres en un emboîtement de cycles ? Gaïa n’a-t-elle pas bien fait les choses ? La Terre n’est-elle pas un ensemble harmonieux ? Non, nous dit Jérôme Gaillardet. L’apparence de l’équilibre est trompeuse : il y a des « fuites » dans les cycles naturels. « Faibles, certes, mais prenez un tout petit pourcent du flux d’un cycle qui tourne vite et sortez-le de la rotation. Au bout de cent tours, il ne restera rien du manège si la fuite n’est pas compensée par un nouvel apport ». Si le sort habituel d’un organisme, animal ou végétal, après sa mort, est de se transformer en gaz carbonique après qu’un champignon l’a rongé, il arrive que certains soient charriés par les vents, les fleuves, les mouvements, qu’ils atteignent la mer et soient enterrés : c’est ainsi qu’apparaissent les gisements d’hydrocarbure, les puits de pétrole. Si on mène cette conclusion un peu plus loin, on pourra ainsi décrire l’exploitation à grande échelle de la Terre comme une exploitation largement fondée sur les fuites des cycles qui la composent, d’anciens débris organiques.
Il serait alors périlleux de continuer à survivre en exploitant les fuites d’organismes morts. Mais que faire ? La question résonne – et il serait malhonnête de reprocher à l’auteur de ne pas y répondre, tant elle est pesante et difficile. Animé du souci de la disparition possible de l’humanité et des conditions qui rendent l’existence humaine possible, il offre une vulgarisation à la fois claire et exigeante des connaissances actuelles sur la Terre, en appelant à une interdisciplinarité plus étroite encore afin d’affiner la connaissance de notre habitat. On ne peut dès lors que saluer la parution de ce genre d’ouvrage, et espérer que d’autres scientifiques suivront ce mouvement de partage des savoirs qui sont les leurs.
Mais, quant à l’approfondissement de nos représentations vagues de la Terre, il n’engendrera pas de bouleversements immédiats. La Terre pose une autre question, plus vaste, à la même échelle de temps que celle de ce livre attentif aux durées immenses que scandent les mouvements de la matière. Cette question, c’est celle de notre rapport à ces mouvements : pouvons-nous vraiment, comme l’auteur l’appelle de ses vœux, nous sentir appartenir au « peuple de terrestres », nous « lover » dans cet agencement de cycles des composants élémentaires de la matière, gaz carbonique, oxygène, débris organiques, dont il nous dit qu’ils constituent la Terre ? Cycle des gaz, de l’eau, de l’apparition, du mouvement et de la disparition des continents, ont ouvert le temps et l’espace fragile où nous vivons, nous, êtres humains, mais aussi tous les autres êtres vivants. Ce « peuple des terrestres » ne peut donc désigner que l’ensemble des êtres vivants. Pouvons-nous alors avoir pour projet politique de devenir des êtres vivants comme les autres, minimalement perturbateurs des cycles qui conditionnent notre existence ? Serait-ce là un retour à l’origine, ou une nouvelle étape de l’histoire ?