Relire Beloved

Pour En attendant Nadeau, Mohamed Mbougar Sarr a relu Beloved de Toni Morrison, dans sa nouvelle traduction par Jakuta Alikavazovic. Comment cette nouvelle interprétation change-t-elle l’un des plus célèbres romans états-uniens du XXe siècle ? D’où vient le sentiment de faire face, de phrase en phrase, à une densité qui surprend tant le lecteur ? Et que nous fait-il ressentir de Toni Morrison aujourd’hui ? L’auteur de La plus secrète mémoire des hommes (prix Goncourt 2021) mène l’enquête.

Toni Morrison | Beloved. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jakuta Alikavazovic. Christian Bourgois, 448 p., 25 €

La langue de Toni Morrison ne se laisse pas facilement décrire et c’est bien la preuve qu’elle est vivante. Cela, du moins, on peut l’avancer sans trop de risques. Voici quelques semaines, relisant avec joie et terreur Beloved, son roman le plus célèbre paru en anglais en 1987, dans la nouvelle traduction que nous en donne l’excellente et toujours impeccable Jakuta Alikavazovic, j’ai spontanément accolé l’épithète « dense » à la phrase de l’immense écrivaine américaine. Mais il fallait encore disséquer cette densité. Voir, de l’intérieur – de l’intérieur d’un univers romanesque particulier et depuis ma propre intériorité de lecteur – ce qu’elle permettait à Morrison de dire sans trahir.

Première hypothèse sur la densité, donc : elle serait une affaire de secret, un secret contenu dans la langue, dont la langue est chargée, mais qu’elle cache si bien que savoir qu’il existe nous suffit et nous console. Pourtant, Beloved s’ouvre par ce qu’on tiendrait pour l’inverse, ou l’éventement de tout secret : la révélation. « Le 124 était malveillant. Gorgé du venin d’un bébé. Les femmes de la maison le savaient, et les enfants aussi. » En trois phrases, nous voilà également dans le secret de ce foyer que frappe et tourmente la malédiction d’un jeune fantôme. Il reste alors 430 pages, et nous nous demandons ce qui (ou vers quoi) va tendre le roman désormais, puisque le drame est noué et dénoué en trois lignes.

Beloved Toni Morrison
Toni Morrison © Timothy Greenfield-Sanders

Sous la plume d’un écrivain ordinaire, ces trois ligne constitueraient l’essentiel de l’intrigue. A la page 324 ou par-là, on aurait su, essorés et abasourdis de fausse surprise, que la baraque était hantée et que le terrible fantôme, ô acmé intolérable, était un bébé. Mais Morrison est d’une autre trempe : elle montre qu’un drame – sur un plan existentiel, mais aussi littéraire – ne se résout pas parce qu’on sait quelque chose. Au contraire, tout commence parce qu’on sait. Et parce qu’on se demande, par conséquent, ce qu’on sait. Ou parce qu’on se demande si nous comprenons vraiment ce que nous croyons savoir.

Cette expérience, la métamorphose du secret superficiel – qui n’est qu’une information – en question essentielle – qu’avons-nous, lecteur, à voir avec ce qu’on lit ? – est peut-être l’une des formules de la densité de la phrase de Toni Morrison. Je fais une brève parenthèse ici, comme je me souviens que dans au moins deux autres de ses textes, elle utilise cette technique : créer un enjeu en sapant ses assises les plus superficielles. Dans Paradis par exemple (1997, traduit l’année suivante par Jean Guiloineau, chez Christian Bourgois toujours), on sait dès la première phrase, par prolepse, qu’une femme blanche est tuée dans un couvent où elles étaient cinq à s’être retirées : quatre Noires, une Blanche. Puis l’histoire commence, les cinq femmes sont présentées par leur nom, sans qu’on sache laquelle est de couleur de peau blanche, laquelle mourra un peu plus tard, donc. Dans Récitatif, on sait que des deux jeunes femmes dont l’amitié est racontée sur fond de rivalité et d’amour, l’une est noire et l’autre blanche, mais on ignore si Twyla est celle-là, Roberta celle-ci (ou inversement), ni même si tout cela a une quelconque importance. Les deux textes, comme Beloved, créent un trouble : connaître un élément qui semble capital, mais qui ne dit encore rien du récit ; et donc, réaliser tout de nos attentes stéréotypées et honteuses, en matière de narration comme d’idéologie.   

Or, que savons-nous de l’histoire de Beloved ? Que Sethe, une femme noire, ancienne esclave, vit dans une petite ville de l’Ohio avec sa fille, Denver. Baby Sugs, la belle-mère de Sethe, vivait avec elles jusqu’à sa mort quelques mois plus tôt. Deux grands-frères de Denver, Howard et Buglar, complétaient la famille, mais ils ont fini par prendre la fuite, terrorisés par les manifestations d’un fantôme qu’on nous présente dès la deuxième phrase. Son existence – nulle n’existe plus qu’elle, puisqu’elle ne permet pas aux autres d’exister sans elle – est posée comme ordinaire. C’est le bébé de Sethe. Elle l’a tué des années auparavant, alors qu’elle fuyait la plantation où elle était réduite en esclavage : pour éviter que les maîtres blancs capturent l’enfant, pour lui épargner une vie similaire à la sienne, elle l’étrangle. L’infanticide est commis, et le tragique du geste est redoublé par l’amour qui, dans le cœur de la mère, le commande et le justifie. Un simple mot, « Beloved », est inscrit sur la tombe du petit être. Dix-huit ans plus tard, « une femme vêtue de pied en cap sortit de l’eau ». Elle arrive au 124 – rejoint entre temps par Paul D, un ancien esclave de la même plantation où était exploitée Sethe – et dit s’appeler Beloved. Que veut-elle ? Dans une splendide scène, où la légèreté d’une danse de jeunes filles est aggravée par la conscience que cette insouciance doit avoir un prix, Denver demande à Beloved pourquoi elle est revenue. Oui, pourquoi ? Sa réponse est celle de tous les revenants : pour réclamer la part des morts, la nécessaire part du passé. 

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Voilà ce que nous savons. On pourrait ajouter que le roman est inspiré d’une histoire vraie, celle d’une ancienne esclave, Margaret Garner. C’est beaucoup et c’est à la fois peu de chose. Les lectures symboliques du roman arrivent en général à ce moment-là. Et cela se comprend. D’abord, parce que la langue de Morrison se déploie comme une sorte de cantique religieux, où fourmillent les paraboles (« J’ai un arbre sur mon dos… ») et, à côté du titre lui-même, les références bibliques (« Quand les quatre cavaliers parurent… »). Ensuite, parce que le geste dramatique de Sethe, geste de violence et d’amour mêlés, semble tout droit sorti de la Genèse. Mais il s’agit là d’une Genèse sans salut, sans Ange qui serait intervenu pour interrompre in extremis le geste d’un parent sur le point de tuer son enfant. Le sacrifice, ici, va à son terme tragique. Il est accompli, a priori, pour protéger l’enfant d’un destin de servitude et de violence extrêmes. Le sacrifice est commis pour le sacrifié et non une entité supérieure ou même extérieure, et de là sourd la puissance obscure de ce geste. Pourtant, il est surtout fait contre : contre l’exploitation, la plantation, le fouet, le viol, le racisme, l’humiliation, l’esclavage. 

Morrison ne met jamais cette protestation dans la bouche ou la conscience de son personnage : Sethe n’aurait pas été une femme hantée, son drame de mère infanticide n’eût pas eu de réalité et nous n’y aurions pas cru, dans l’ordre de la psychologie romanesque, si elle l’avait lié immédiatement à l’histoire politique et raciale des États-Unis et au crime de l’esclavage. Elle dit simplement ceci, au moment où elle prend directement la parole : « si je l’avais pas tuée, elle serait morte et ça, c’est quelque chose que j’aurais pas supporté de lui voir arriver ». On comprend la relation, mais seulement par suggestion. C’est à nous, lecteurs, de l’établir, naturellement, mais par la médiation d’une souffrance intime où s’exprime l’atrocité d’une condition collective.

C’est en cela que l’écriture de Morrison est hautement symbolique : elle tend dans l’espace du roman le fragment individuel d’une expérience, dont l’autre fragment, le fragment historique, doit être apporté par la personne qui lit. Ainsi se reconstitue l’objet entier, le symbole, par quoi on connaît et reconnaît le passé, tragique ici. Les analogies semblent alors évidentes : le 124, c’est l’Amérique ; son encombrant fantôme, l’histoire de l’esclavage sur laquelle elle s’est construite ; et le retour fatal de Beloved peut signifier l’impossibilité de se débarrasser de cette mémoire tant qu’on n’aura pas accepté d’en assumer la vérité lucide et odieuse.

C’est peut-être la raison pour laquelle ce roman, régulièrement menacé de censure aux Etats-Unis, a été interdit dans au moins un comté de l’État de Virginie en 2021. Non parce qu’il montrerait par exemple des esclaves noirs baisant des vaches, mais parce qu’il montre qu’il fut une époque dans ce pays où le sort des vaches était plus enviable que celui de ces hommes. Cela, certains esprits réactionnaires et racistes ne peuvent le souffrir, ne veulent s’en souvenir. Toni Morrison n’a jamais fait mystère du fait qu’elle avait une adresse, qu’elle écrivait pour la communauté afro-américaine, c’est-à-dire pour l’Amérique tout entière. Celle où les Noirs doivent vivre et aimer des gens qui sont à la fois leur peuple et ceux qui firent d’eux des étrangers ; celle où il faut aimer la communauté qui ne fut pas aimée. « I will call them my people/ which were not my people/ and her beloved/which was not beloved », dit l’épigraphe, extrait du chapitre 9 de l’épître aux Romains, dont le titre du roman est issu.  

En relisant le roman, j’ai eu le sentiment que chacune de ses phrases possédait une sorte de fantôme : une phrase jumelle à l’intérieur du texte, ou plutôt, une autre version de la même phrase (ou de la même image), une version d’ombre, souvent surgie du passé, et qui venait la compléter et lui donner tout son sens. De là, peut-être, surgit la persistante impression, lorsqu’on s’attarde sur chaque phrase (même les plus banales et simples en apparence), lorsqu’on la regarde et qu’on ne la quitte pas des yeux, physiquement et métaphysiquement, qu’elle n’a pas fini de dire, constituant ainsi une manière de sonde dans un profond puits de douleur. Et on regarde cet abîme, et on lit, attendant l’écho.

Beloved Toni Morrison
« Margaret Garner ou La Médée moderne », Thomas Satterwhite Noble (1867) © Domaine public

En voici un exemple très simple. On connaît les premières phrases du roman, citées plus haut. Plus de trois-cent cinquante pages plus loin, voici ce qu’on peut lire, en ouverture de la troisième partie : « Le 124 était calme. Denver, qui croyait, qui croyait savoir tout ce qu’il y avait à savoir en matière de silence, fut surprise d’apprendre que la faim avait ce pouvoir, celui de vous calmer, de vous user. Ni Sethe ni Beloved ne s’en rendaient compte […]. Elles étaient trop occupées à rationner leurs forces pour se combattre. » Ce passage semble tout à fait arriver en contrepoint à l’incipit : le 124 n’est plus malveillant mais calme. Le fantôme n’est plus invisible mais physique. Là où Sethe l’acceptait avec une sorte de résignation, elle veut le combattre. Et pourtant, les deux extraits, dans cette étrange asymétrie, semblent enclore et raconter une seule et même histoire. 

A la lumière de tout ceci, tentons une deuxième hypothèse sur l’écriture de Morrison : si elle est si dense, c’est parce qu’elle toujours littérale et toujours métaphorique, toujours claire et toujours obscure, simultanément. Je tenterais même une dernière hypothèse, et c’est cette nouvelle traduction qui m’en fournit la prémisse. Je dois être honnête et dire que si je n’avais su que cette nouvelle traduction n’avait pas été l’œuvre de Jakuta Alikavazovic, dont j’aime la singularité de l’œuvre littéraire, je ne me serais pas empressé d’aller la lire. Je n’aurais peut-être même jamais relu Beloved. « Tant de livres attendent encore d’être traduits », reconnaît la traductrice elle-même dans une très belle postface. Ce à quoi j’ajouterai : tant d’autres attendent d’être lus.

Alors, pourquoi relire Beloved, quand on n’a pas encore lu Le Chant de Salomon, par exemple ? Question toute personnelle, à moi adressée. Réponse du même ordre : parce que cette œuvre de Morrison a été retraduite par une écrivaine qui possède un univers qui me touche et que je commence – je dis tout cela avec beaucoup de présomption – à reconnaître. J’étais curieux de voir la rencontre de Jakuta Alikavazovic avec la langue, les images, les personnages de Toni Morrison. Alors ? 

Cela est difficile à dire, mais il me semble que cette nouvelle traduction parvient à redonner à Beloved un souffle gothique et comique. Ce n’est pas exactement à ce registre qu’on associe l’œuvre de Toni Morrison, encore moins dans ce roman. On le retrouve difficilement dans l’ancienne traduction signée Hortense Chabrier et Sylviane Rué, que je suis allé rouvrir : elle est bonne et à saluer, bien que plus directement grave et moins « parlée » dans son ton. Pourtant, le rire est là, dans la phrase ; il est mêlé à la douleur et à la mélancolie, mais son éclat plane au-dessus des situations les plus cruciales, non pour les alléger, mais pour leur conférer, au contraire, une atmosphère suspendue entre banalité drolatique et inquiétude, à moins que les deux soient une seule et même chose, ou que celle-ci sourde de celle-là, chez Morrison. Il ne suffit que de lire attentivement les pages qui suivent l’apparition immédiate de Beloved après qu’elle fut sortie habillée du lac : impossible de dire si elles inspirent la terreur ou le rire, chez les personnages, mais peut-être aussi chez nous.

Je retrouve cette atmosphère suspendue dans certains des livres de Jakuta Alikavazovic, notamment dans L’Avancée de la nuit, son roman de 2017, où la poésie du texte réside dans de longues phrases dont beaucoup sont minées par la possibilité (ou la certitude) d’une alternative, d’une ambiguïté secrète, manifestée par l’omniprésence de la conjonction de coordination « ou ». Cela créait une ouverture maximale du sens, donc un doute constant sur la qualité de la scène. Chez Morrison, je ne retrouve pas cette surabondance de « ou », mais par d’autres moyens, il me semble que la traductrice a réussi à exhumer de sous ses phrases, sans doute parce qu’elle y est elle-même sensible, d’autres registres potentiels. Ce n’est pas à dire que Jakuta Alikavazovic plaque ses obsessions sur l’univers de Morrison : il n’est pas sûr qu’une telle opération soit possible avec une écrivaine de cette stature et une œuvre de ce caractère. Il s’agit plutôt de dire que cette retraduction de Beloved est aussi, de la part d’une écrivaine qui traduit par ailleurs, la recherche d’une langue inconnue, qui n’avait pas encore été entendue, mais dont on espérait la présence, si on ne la sentait pas tout bonnement. C’est une formidable réussite ici. 

Permettons-nous, pour finir, une dernière hypothèse sur la densité de la phrase de Morrison. Elle est la possibilité, dans la langue, d’un monde autre, de mondes autres, où d’autres, qui ne sont pas nous, vivent une existence aussi réelle, belle et triste que la nôtre, et que nous aimerions étreindre pour cela. Jakuta Alikavazovic étreint Morrison et étreint Beloved, et nous aussi.