Entre 2019 et 2023, la sociologue Anne-Claire Defossez et l’anthropologue Didier Fassin ont adopté pour terrain de leurs recherches la frontière franco-italienne dans le Briançonnais. Afin de mener à bien cette « étude de cas élargie », comme ils la nomment, ils en ont interrogé tous les acteurs – « exilés, policiers et gendarmes, bénévoles et associations » – dans l’espoir de « produire, à partir d’une somme de subjectivités, une certaine objectivation des faits ». Le fait est qu’avec L’exil, toujours recommencé, ils y sont parvenus.
L’ouvrage est dense, son écriture précise, les points de vue qu’il rassemble variés et contradictoires, et le prosaïque y alterne avec le théorique d’une manière telle qu’il éclaire jusqu’aux questions a priori les plus complexes que soulèvent les enjeux migratoires contemporains qui se concentrent dans cette région. De toute évidence, L’Exil, toujours recommencé constitue un modèle de recherche scientifique et s’affirme d’emblée comme une nouvelle référence dans le champ pourtant déjà singulièrement fertile des études migratoires.
Le plus frappant peut-être, outre le souci constant animant les deux auteurs de tirer les fils de la situation locale qu’ils analysent afin de dresser le panorama complet de la situation globale, est leur capacité à y inclure les développements les plus récents. Le livre, comme on dit, est d’une brûlante actualité, et il est appelé à le rester pour de très bonnes raisons – qui ont trait à ses qualités – ainsi que pour de très mauvaises – qui ont à voir avec l’évolution de la réalité qu’il décrit.
Un exemple permet d’en prendre la mesure. Un exilé camerounais achève le récit de son périple en le concluant ainsi : « L’aventure a duré deux ans. » Defossez et Fassin savent qu’en Afrique comme ailleurs, ce mot a longtemps inscrit l’acte d’émigrer dans un cadre quasi-épique. Mais ils savent aussi qu’au cours des dernières années l’expression s’est peu à peu vidée de son sens initial. C’est pourquoi, lorsqu’ils lui demandent « ce qu’il entendait par “aventure” », celui-ci leur répond : « C’est la souffrance. » Non que l’aventure entraîne d’inévitables souffrances, mais parce que l’aventure se résume désormais à elles.
D’où vient alors cette souffrance ? De l’exil en lui-même, certainement, mais pas seulement, ou plus seulement, sans quoi il aurait encore quelque chose d’aventureux. Elle vient d’abord, expliquent les deux auteurs – et tout leur livre pourrait se lire à cette aune comme une tentative d’explication de cette souffrance contemporaine –, de ce que la frontière s’est « épaissie », comme n’ont eu de cesse de le démontrer les membres du collectif Babels depuis dix ans (Enquêtes sur la condition migrante, Seuil, 2022). Elle n’est plus une « ligne », écrivent Defossez et Fassin à leur suite, mais une « bande ». Dès lors, la menace qui pèse sur les sans-papiers qu’avait étudiée Stefan Le Courant en 2022 dans Sous le menace, justement, se fait « ubiquitaire, les tentacules frontaliers maintiennent ainsi les exilés dans une insécurité permanente. »À cet égard, il est là aussi significatif que l’ultime limite posée au contrôle policier vienne tout juste de sauter, si bien que sur ce point les auteurs ont été malgré tout pris de court. Depuis 2012, le séjour irrégulier avait en effet cessé d’être un délit, seule l’entrée illégale était de nature délictuelle ; la loi de 2023 l’a rétabli comme tel. Tout le territoire est donc redevenu une sorte de vaste zone-frontière et, pour les policiers, quoiqu’ils s’en défendent ou qu’ils le déplorent, un immense terrain de chasse. Car « dans les forêts et les montagnes qu’ils traversent, les exilés sont bien du gibier », soutiennent Defossez et Fassin à la suite de Grégoire Chamayou (Les chasses à l’homme, La Fabrique, 2010), l’environnement naturel « renforçant l’assimilation de leur activité à la pratique cynégétique. » La mise en concurrence des différentes polices depuis 2007, le concours que leur ont apporté occasionnellement les militaires de l’opération Sentinelle à partir de 2015 et, en 2018, les coups de main des nervis de Génération identitaire, donnent même le sentiment nauséeux d’assister à ce qui ressemble de plus en plus à une curée.
Car ces parties de chasse sont mortelles. Sa première victime fut une femme venue du Nigéria. Elle avait vingt-et-un ans et s’appelait Blessing Matthew. Elle s’est noyée dans la Durance le 7 mai 2018 au terme d’une course-poursuite avec des gendarmes dépêchés sur place suite à l’arrivée des membres de Génération identitaire le mois précédent, ou, pour être tout à fait honnête, après qu’une contre-manifestation ait été organisée en signe de protestation. Si Defossez et Fassin n’évoquent pas l’implication directe des militants d’extrême-droite dans les morts qui ont suivi – celles de Mamadi Condé le 18 mai et de Mohamed Fofana le 25 –, sur place le soupçon à ce sujet reste fort, comme le signalait l’accompagnatrice de haute-montagne et co-fondatrice de l’association briançonnaise Tous migrants Stéphanie Besson dans Trouver refuge, le témoignage qu’elle a fait paraître en 2020 chez Glénat.
Quant à la responsabilité des gendarmes dans ce cas précis, elle a été établie par l’ONG Border Forensics, mais pas par la justice française. Durant l’été 2023, la préfète du Rhône, qui avait coordonné le démantèlement de la « jungle » de Calais en 2015 lorsqu’elle y était en poste, a en revanche prononcé une obligation de quitter le territoire français à l’encontre du principal témoin de la mort de Blessing Matthew. Les associations ont décidé de porter le cas devant la Cour européenne des droits de l’homme. « Tant que la vérité ne sera pas dite et la justice rendue, Blessing continuera de hurler », clame inlassablement sa sœur.
Blessing hurle, les exilés prennent la parole et se défendent, les militants du Briançonnais manifestent et se mobilisent, opposant leur « solidarité cosmopolite » au « nationalisme étatique » ; les chercheurs les écoutent, ils traduisent leur résistance et leurs souffrances dans d’épais volumes, et cependant rien ne change, ou plus exactement tout empire. Chacun connaît pourtant le paradoxe que s’échine à répéter depuis vingt ans le démographe François Héran, et que répètent à leur tour Defossez et Fassin, à savoir que « la présence des exilés sur le territoire français est un phénomène à la fois démographiquement marginal et politiquement central. » Mais ce n’est pas le problème. Le problème, c’est de l’alimenter, de nourrir la bêtise, d’augmenter la peur, et de donner finalement à la peur et à la bêtise force de loi.
« L’écart entre la connaissance accumulée sur les migrations et les réfugiés depuis une cinquantaine d’années et les représentations en cours est abyssal », constatait la politologue Catherine Wihtol de Wenden dans son dernier ouvrage (Figures de l’Autre. Perceptions du migrant en France, 1870-2022, CNRS éditions). Parce qu’il lui a conféré en décembre dernier une valeur légale, le gouvernement a consacré cet écart. Il a entériné des représentations faussées et méprisé dans un même élan savoirs profanes et scientifiques, pour ne rien dire de la considération dont il a fait montre envers l’État de droit.
En lisant dans l’introduction à L’Exil, toujours recommencé que ses auteurs ont résolu d’y adopter « une lecture critique qui ne consiste pas à dénoncer, mais à révéler par la simple description l’écart entre le discours officiel des autorités et la réalité des pratiques des forces de l’ordre », on en vient à se demander si la seule attitude tenable, c’est-à-dire morale, pour les chercheurs qui s’intéressent à ces questions, ne serait pas paradoxalement celle-ci. Non pas s’efforcer de combler cet écart, mais le creuser au contraire, l’élargir encore jusqu’à ce que chacun puisse voir s’ouvrir un gouffre sous les pieds de celles et ceux qui font de pareilles lois – le gouffre de leurs ignorances et de leurs mensonges dans lequel ils précipitent avec eux tout un pays et les existences de ceux qui viennent y chercher refuge.