La profonde légèreté de Catherine Pozzi

Née dans la haute bourgeoisie intellectuelle, amie plus ou moins proche de certains des grands auteurs de son temps, de Rilke à Valéry, Catherine Pozzi (1882-1934) pourrait paraître avoir eu toutes les chances. Ce serait oublier la tuberculose qui la fit souffrir de nombreuses années durant. Et surtout négliger ce qui fut un handicap majeur : le fait d’être une femme dans ce milieu très masculin. Poète se hasardant sur un terrain philosophique, elle préféra feindre la légèreté, afficher la désinvolture. En exergue à l’un des chapitres de son livre de 1935 ici réédité, Peau d’âme, elle rappelle que Voltaire s’est élevé contre un « grand défaut […] la manie d’écrire sur les sciences en prose poétique ».

Catherine Pozzi | Peau d’âme. Vagabonde, 130 p., 15 €

Humour ou geste propitiatoire ? Catherine Pozzi est poète et elle écrit sur les sciences. Reste à déterminer si elle recourt à une prose poétique. Ce serait plutôt un faux langage oral avec calembours dès le titre, clins d’œil à ses enfants et neveux, tours familiers pour exposer des notions physiques qu’elle a la politesse de rendre claires. On est très loin d’un Gide qui, d’ailleurs, ne la mentionne nulle part dans son Journal alors qu’ils ont plusieurs amis communs.

Le sujet de Peau d’âme est typiquement féminin puisqu’une femme ne peut écrire que sur des sujets féminins, ceux pour lesquels une femme n’a pas besoin d’avoir suivi d’études après le baccalauréat – que Catherine Pozzi ose passer à quarante-cinq ans. Il s’agit donc de « l’âme ». Une femme, bien sûr, sera fidèle à ses émotions et prendra ses leçons chez Emma Bovary. Or, au lieu qu’elle « se révulse quand on parle de mathématiques », comme écrirait Musil, l’âme selon Catherine Pozzi est à comprendre en relation avec une démarche scientifique. On ne devrait pas dire cela, et surtout pas une femme. Or elle le dit et y insiste : ces questions de conscience, d’âme, de perception, ne relèvent pas de l’émotion, du sentiment, de l’approximation. Si je perçois du bleu ou du jaune, ce n’est pas que la chose serait en soi bleue ou jaune, mais qu’une loi physique a pour effet que la danse des photons me fait paraître les choses telles. La table que je vois stable et solide est en fait composée d’atomes en mouvement dans un grand vide. Ni vraiment stable ni vraiment solide : « atomes fourmillants ».

Catherine Pozzi, Peau d'âme
Catherine Pozzi (1882-1934) © DR

La physique à laquelle se réfère Catherine Pozzi est celle de son temps, telle qu’elle peut être connue de qui se donne la peine d’aller lire les grands vulgarisateurs des années 1930. On peut évoquer la théorie des quanta sans pour autant se faire passer pour une professionnelle de la physique ou de la chimie, ni pour scientifique en quelque matière malgré une ébauche d’études de biologie. À ceci près que, s’il s’agit de dire ce qu’il en est de l’âme, c’est du côté des sciences qu’il faut aller voir, ne serait-ce que comme propédeutique à la philosophie. Elle mentionne Husserl de façon pertinente mais celui qui attend de cette philosophe le type de savoir que pouvait offrir la phénoménologie serait déçu par la lecture de ce livre présenté comme dénué de prétention. Et pourtant, on en est moins loin que des docteurs en psychologie scientifique : face à leurs certitudes basées sur de dérisoires statistiques, elle tient bon et oppose la force d’un raisonnement. Quel sens y a-t-il à fonder comme Fechner « une équation du sentir […] sur 24 576 observations » ? D’ailleurs, ajoute-t-elle tranquillement, cette loi supposée est fausse.

Le point de départ de sa réflexion est un « scandale » qui bouleverse déjà les nourrissons mais est à « l’origine de la connaissance : comment se fait-il qu’existe autre chose que moi » si je ne l’ai pas fait ? Le problème est au cœur du cartésianisme mais il a pris une autre actualité au début du XXe siècle, avec, d’un côté, le développement de la psychologie scientifique et, de l’autre, la phénoménologie husserlienne. Catherine Pozzi s’inscrit dans cet horizon intellectuel tout en en percevant les limites que dissimule mal un recours aux apparences de la scientificité. Le psychologue se satisfait de déclarer en substance que « l’excitant frappe le nerf, et que la conscience est au bout du nerf, tout à fait au bout […] Frappez fort ! Et il est bien vrai que plus l’univers fait de bruit, plus certainement la conscience ouvre ». Ce n’est pas ainsi qu’on trouvera le « secret du monde » car la conscience est « si loin du monde qu’elle ne lui ouvre jamais la première fois ». Ce que le psychologue ne voit pas, c’est qu’il a fallu, pour que la sensation se constitue, tout un passé, fût-ce celui de l’hérédité. « Sans passé, il n’y aurait pas de présent. »

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Autre illusion à combattre, celle selon laquelle existeraient le bleu et le jaune, le do et le la, le chaud et le froid, « à l’état séparé, en quantité indifférente sur la terre ». Conclusion : « Pour obtenir ce phénomène qui s’appelle du senti, il faut un excitant actuel, une chair ayant senti ». La relation s’établit par le mouvement énergétique qui produit un do dièse, par le flux de photons qui me fait me percevoir comme percevant le fauteuil. C’est ainsi que l’on se retrouve « buter » sur l’âme, que l’on n’a certainement pas cherchée : « l’âme n’était pas le but ». Elle est simplement « le sujet du verbe amasser », en l’occurrence : des sensations, produites par autant de rencontres avec des excitants. Il n’y a pas, d’un côté, une âme préexistante dont nul ne serait capable de dire ce qu’elle est exactement, et, de l’autre, les choses perçues ; il y a que se produit une sensation brute qui constitue une relation entre un je percevant et le monde perçu. 

Le grand intérêt de ce livre tient au sourire que procure continûment sa lecture jamais ennuyeuse malgré l’austérité du problème abordé. Le lecteur ne peut éviter de sentir la forte personnalité de cette femme qui a fréquenté de grands penseurs et qui a perçu leur dédain pour la femme qu’elle était. Maîtresse, pourquoi pas, voire poète, mais philosophe quelle idée ! Nous percevons une tonalité féministe dans le projet d’un tel livre, dans son existence même. Elle est femme et elle prend le ton superficiel et pourtant obstiné dont nul ne s’étonnera qu’une femme l’adopte, pour dire des choses sérieuses, scientifiques, froides – viriles. Il n’est pas sûr qu’elle ait perçu les choses ainsi mais, pour nous qui la lisons près d’un siècle après, cette dimension saute aux yeux et procure un plaisir délicieux.