Le sang coule, l’encre suture

Qu’est-ce que le racisme, sinon une blessure ? Celle de Dambudzo Marechera (1952-1987), qu’il nous expose dans La maison de la faim, paru pour la première fois en anglais en 1978. Ironiquement charnu, le récit de ce jeune Zimbabwéen mort à trente-cinq ans des suites du sida nous fait éprouver la condition noire dans sa réalité la plus organique, avec une langue empreinte de douleur et nourrie de violence. Son livre réapparaît grâce à une traduction de Sika Fakambi, vingt ans après celle de Jean-Baptiste Evette et Xavier Garnier (Dapper, 2000).

Dambudzo Marechera | La maison de la faim. Trad. de l’anglais par Sika Fakambi. Préface de Sylvain Prudhomme. Zoé, 164 p., 19 €

Ce texte pourrait être lu comme une version à la première personne des Damnés de la terre de Frantz Fanon. La violence qui l’imprègne nous plonge dans les viscères de la Rhodésie des années 1970, fracturée entre Blancs et Noirs (le Zimbabwe ne sera indépendant qu’en 1980). Dambudzo Marechera nous confronte à un jeu de regard propre au racisme : celui du colonisateur, qui délimite, emmure le colonisé dans ce que l’on appelle la condition noire. Son livre nous oblige à sentir la brutalité du racisme qui saisit l’épiderme, attaque violemment les corps et étouffe les esprits. Il nous rappelle qu’altérité et altération partagent la même racine, lorsque la différence s’imprime dans la chair, qu’elle fissure les identités, les subjectivités, et laisse s’y glisser la haine. Un dernier carré qui nourrit et dévore le narrateur dans un même mouvement.

Dambudzo Marechera La maison de la faim
Dambudzo Marechera, écrivain zimbabwéen ( 1986) (Zimbabwe, Afrique ) © Ernst Schade, De Beeldunie.

On pourrait s’étonner que le livre tienne lorsqu’à chaque phrase, Marechera s’attaque à la même épreuve, inlassablement : rendre compte de la violence raciale. Une telle brutalité se canalise pourtant. Sous sa plume, les mots coagulent, s’associent dans une tension permanente qui annonce la rupture : « De gigantesques trombes de pluie se sont aussitôt abattues sur la terre endormie. […] La pluie tombait en déluge démentiel. Elle tambourinait sur les toits en amiante. Elle tambourinait aux fenêtres. Elle pilonnait les esprits. Elle tambourinait sur nous jusqu’à l’insoutenable ». Les pages se gorgent toujours plus de la douleur que chaque mot contient. Marechera extrait de ses souffrances la matière de son récit. En parlant de lui-même, il nous interpelle tous. Le livre fait état de la tension entre la violence et la haine. Elles alimentent une page, laissent la suivante famélique. C’est la « Maison de la Faim ».

En écrivant, Dambudzo Marchera semble tenter de répondre à cette soustraction impossible du corps. À travers l’écriture, s’exprime une forme de résistance à l’oppression : le pouvoir de la nommer. « Mais l’allumette s’est éteinte et l’histoire n’en était que la petite brindille noircie, écrit-il. Les escarbilles de cette insurrection consumée étaient les histoires de ces héros noirs au milieu desquels mon histoire n’était qu’une énième douleur à la peau claircie. » L’expérience de la corporéité noire se dévoile à travers ce qu’il perçoit et ressent. Marechera fait sortir de l’invisible une réalité qui échappe à ceux que cette brutalité épargne. Simplement, crument, il décrit avec une précision anatomique les hématomes, les contusions. Les liquides qui s’échappent des corps noirs sont les sécrétions du racisme, et les plaies partagent la profondeur de l’histoire coloniale du Zimbabwe.

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Toujours plus aiguisée, plus précise, la description rythme cette écriture frénétique. Dans une pratique presque autophage, le domaine du visible s’épuise. Dévoré par le regard du Blanc, le narrateur, décrivant compulsivement l’extérieur, les corps, la matière, est rongé par ses propres pensées. Mais vient un moment où il retourne le gant ensanglanté : il cherche les coutures qui font tenir la carcasse. L’écriture s’apparente alors à la pratique d’un boucher qui abandonnerait son couteau pour un scalpel, concis et acerbe. Les mots s’alignent, il continue l’incision, entame la balafre en profondeur. Soudain, ils se comprennent différemment. « Ces poèmes, ces sutures » réparent aussi. Un temps seulement. 

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On pourrait comparer ce roman au négatif d’une photo : c’est une écriture détournée de soi.

Que reste-t-il de soi lorsque l’« âme est froissée comme du papier d’argent » et que le corps ne tient plus ? La maison de la faim interroge la formation de la subjectivité noire. On pourrait comparer ce roman au négatif d’une photo. Les détails de son quartier, des ruelles boueuses et de la table familiale à la surface collante se révèlent dans une lumière crue tandis que le narrateur reste dans l’ombre. Nous suivons Marechera dans ce mouvement de l’extérieur vers l’intérieur jusqu’à atteindre la limite. Un mur sépare hermétiquement le dedans du dehors, le monde du sujet. Dambudzo Marechera subvertit la manière de se raconter : il s’expose dans ce récit à une écriture de (soi), un « je » coincé entre parenthèses, confiné dans une pièce crasseuse et misérable. Car le domaine du dicible s’arrête sur le perron. À l’intérieur, « la chose dans la maison » est inerte. Cette phrase de Pessoa résonne en creux : « Je me suis tellement extériorisé au-dedans de moi-même, qu’à l’intérieur de moi-même je n’existe plus qu’extérieurement. »

Mais il reste quelque chose chez Marechera. Dans cet intérieur encombré et pourtant vide, croît une graine : elle s’appelle la haine. Elle pousse, fait vibrer les murs jusqu’à l’éclatement, et se déverse à l’extérieur comme une coulée de boue. « En orbite éhontée autour de [lui]-même », l’étudiant bute sur l’ineffable, dès lors qu’il essaie de saisir les contours de son identité. Le Corps noir, comme le Corps lesbien de Monique Wittig, se déchire sur un « J/e » impossible.

Dambudzo Marechera La maison de la faim
Interrogatoire de villageois noirs par un soldat blanc de l’armée rhodésienne dans un village à la frontière du Botswana (1977) (Photo prise pendant la guerre du Bush de Rhodésie du Sud (1972-1979)) © J. Ross Baughman/Domaine public

Si Marechera essaie de s’éprouver, les tentatives s’épuisent au fil des pages. Alors il se réfugie dans la matière, le seul support, le dernier soutien auquel les mots peuvent encore s’accrocher. La maison, la pluie, la boue, sont des contenants, des interfaces qui lui permettent de poursuivre le récit malgré son absence à lui-même. Les éléments s’accaparent la violence et les mots. Dans une grande confusion, ils prennent forme humaine et poussent les derniers cris : « Cette pluie : elle claquait ses petites dents acérées, contre toute chose elle se répandait la bouche écumante. Ses arguments nous laissaient interdits. Les mots nous frappaient sans relâche comme la pluie à verse. Une chose mortifère avait été lâchée parmi nous. […] Ses pieds boueux avaient piétiné et souillé tout ce qui m’était cher ». On retrouve ces espaces comme complément du sujet chez Marguerite Duras. Marechera leur donne – à moins que ce ne soit l’espace qui se l’arroge – une agentivité, une puissance d’action que l’on ne rencontrera peut-être jamais avec la même autorité : « La pièce avait pris le contrôle de mon esprit. Ma faim était devenue la pièce. J’allais à travers une ombre épaisse. C’est une prison. »

Une dernière scission opère sur le territoire de la langue. L’anglais et le shona, parlé au Zimbabwe, se disputent la souveraineté dans l’écriture du récit. À contrecœur, Marechera retient le premier : encore une blessure. Pour autant, la force du texte a été restituée par la nouvelle traduction de Sika Fakambi. Lorsqu’on s’aventure à lire la précédente édition, la traduction fait l’effet d’un papier-buvard qui absorbe la tension originale : la tonalité est monocorde, l’espace monochrome, le livre ne vibre pas. Cette amertume se dissipe rapidement si on a le plaisir de découvrir cette traduction qui rappelle le relief, l’éclat et l’anatomie de l’écriture de Marechera. Son livre rejoint les littératures de la matière, les mondes organiques de Lautréamont et de Wittig. Sa maison pourrait reposer sur le sous-sol humide de Dostoïevski.

La voix habitée par la force de dire ce qu’on ne peut concevoir, Dambudzo Marechera se jette à corps perdu dans l’écriture pour conter l’existence des balafrés, des lacérés du Zimbabwe. La maison de la faim évolue sur une plaie, qui s’ouvre à nos yeux par la langue, qui l’élargit et la creuse. Puis vient la suture, car chaque mot est un point. Ils se succèdent jusqu’à former des phrases, la plaie est presque refermée. Jusqu’à ce qu’une autre boursouflure fasse à nouveau tout éclater.