Poètes pugnaces et lyriques

Terrance Hayes (né en 1971) et Donika Kelly (née en 1983) abordent avec une grande inventivité poétique les insécurités d’une existence « noire » dans, respectivement, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin et Bestiaire.

Terrance Hayes | Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Guillaume Condello. Le Corridor Bleu, 176 p., 16 €
Donika Kelly | Bestiaire. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Raluca Maria Hanea et François Heusbourg. Unes, 80 p., 18 €

L’un et l’autre ont trouvé des formes et un ton originaux, Terrance Hayes pour dire les complexités historiques, politiques et quotidiennes de la vie masculine afro-américaine, Donika Kelly pour tracer un récit autobiographique qui va des troubles de l’enfance à une sorte de paix avec soi-même.

Les soixante-dix poèmes souvent satiriques du recueil de Terrance Hayes (écrits, selon son éditeur, pendant les 200 premiers jours de la présidence de Donald Trump) portent tous le titre de « Sonnet américain pour mon ancien et futur assassin », ce que l’édition française n’a pas jugé bon de reproduire, les laissant sans titre et donc privés d’une contrainte d’interprétation fructueuse. Car l’un des jeux de la lecture des poèmes est de saisir ce qui correspond à cette énigmatique proposition. Certes, au fil de chaque sonnet, forme poétique que le poète définit plaisamment dans un vers comme « mi-boîte à musique mi-hachoir à viande », le « je » qui parle est un homme noir, mais pas toujours, et « son assassin » une figure représentant ceux qui ont tué des hommes politiques (Malcolm X, Luther King…) ou des « inconnus » (Emmett Till, Trayvon Martin, George Floyd…) mais il est aussi le pouvoir américain en général (« Sur mes billets et mes pièces / Figure la tête de mes assassins ») ou une idéologie d’accaparement violente et imbécile… ou le locuteur lui-même (« Assassin, pour moi tu es un mystère / C’est ce que je dis à mon reflet »). Et si le combat cocasse et rude entre un « je » multiforme et son « assassin » quitte le premier plan au fil du recueil, s’y maintient une énergie pugnace d’un brio technique, rythmique et musical indéniable (un sonnet, par exemple, est presque entièrement construit sur les sonorités du nom de Trump). 

Terrance Hayes, Sonnets américains pour mon ancien et futur assassin
« Passing stranger » © CC BY 2.0/The French Travel photograph/Flickr

Une poignée de poèmes, toutefois, rassemblent de manière plus classique l’expérience noire américaine de plusieurs siècles. Ainsi un sonnet de « regret » sur la mort d’un jeune « connard » blanc, qui harcelait les petits Noirs à l’école, lie-t-il l’expérience individuelle et l’histoire raciale des États-Unis avec souplesse, allusivité et complexité émotionnelle.

Plus tard le jeune blanc que nous avions battu comme un tambour

Mourut après la sortie de route de sa Camaro dans un virage 

De Shop Road. C’était un connard. Demandez aux petits

Noirs qu’il tyrannisait au Collège Robert E. Lee

[…] Je n ‘aurais pas aimé 

Aller à un collège portant le nom d’Emmett Till

Pas plus d’ailleurs qu’aucun portant celui d’un noir assassiné.

[…] Je suis maintenant assez vieux pour savoir que le tambour qu’on bat

N’est pas un instrument de violence. Pas plus que le banjo

Ou le sifflet. Je suis désolé d’avoir raté l’enterrement du jeune blanc.

Donika Kelly présente, elle, dans Bestiaire, une histoire personnelle dont le déroulement est symbolisé par un voyage d’Ouest en Est ; le livre s’ouvre avec le poème « Là-bas à l’Ouest », région où Kelly est née, et se clôt avec « De retour à l’Est ». Entre ces bornes d’entrée et de sortie, elle propose une quarantaine de poèmes courts, hormis « Comment être seule », long de 16 pages (mais comportant seulement 16 brèves strophes), qui chroniquent les désorientations d’une existence, puis la découverte d’un parcours vers « une saison // de croissance, de soleil et d’eau ». Se succèdent des poèmes évoquant des souvenirs d’enfance, dont certains de violence incestueuse, et des expériences adultes d’effondrement, de rétablissement, d’amour… Des « Auto-portaits en porte », « en bloc de glace », «  en fleur de bois », indiquent le retrait d’un « je » traumatisé dans une sorte de non-humanité tandis que l’immense bestiaire déployé par le recueil ouvre sur les possibilités multiplement symboliques de l’animalité.

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Les bêtes de Kelly dans Bestiaire sont réelles, comme la baleine, l’oiseau ou l’ours… et servent en partie de support identificatoire (l’ours, par exemple, hiberne – c’est-à-dire se replie du monde – et se prête grâce à son nom, « bear », à une multiplicité de sens). Elles sont également mythologiques ou folkloriques (sirène, centaure, loup-garou, minotaure…) et permettent de réfléchir, avec la présence du monstrueux et du fabuleux, aux limites et contours de l’humain. Ces dernières créatures sont dans Bestiaire les locuteurs d’une petite dizaine de « Poèmes d’amour » (« Poème d’amour : Chimère », « Poème d’amour : Satyre », « Poème d’amour : Griffon », « Poème d’amour : Pégase »…), palpitants d’ailes ou hérissés de griffes et d’écailles. Comme Donika Kelly a de l’humour, elle se joint aux plaintes ou célébrations de ce chœur d’êtres hybrides en y apparaissant elle-même, tous poils dehors, dans le poème intitulé « Poème d’amour : Donika » : 

C’est un printemps chaotique.

De prairies lentes à fleurir, 

De feux qui noircissent les broussailles,

Et, amour, je suis seule comme une ourse.

[…]

Je maîtrise mal les trucs d’ours.

Pêcher ou fourrager

[…]

                      Je  ne sais pas où sont 

Les baies, le miel, les campeurs

[…]

Je suis fatiguée de gravir

cette colline seule.

L’ourse de Kelly, ainsi que tous ses plantigrades humains ou non, ses nombreux volatiles, ses « monstres » aux formes combinées, constituent une ménagerie poétique porteuse d’une réflexion sur la nécessité de construire du distinct à partir de ce qui est confusion, de trouver un point d’ancrage, quitte, ensuite, à s’en défaire. « Cesse d’errer. On nous a tous alloué / une certaine dose d’immobilité ».

Donika Kelly, Bestiaire
Donika Kelly. © Ladan Osman

La composition générale du recueil, la distribution d’images et de motifs de poème en poème, marquent bien une progression vers une  « dose d’immobilité », inventant une résolution optimiste (un peu trop ?) dans les trois poèmes finaux où le « je » devient, surtout dans le dernier, « De retour à l’Est », un « nous » serein et amoureux, stable mais en mouvement. « Nous chantons I’m a tumbling tumble weed », affirme  ce poème, faisant figurer avec un joli sens des stéréotypes la poétesse et son amie, en voiture « sur la route », dans un paysage de « vastes plaines » de montagnes et de collines, peuplés d’innombrables animaux (élans, wapitis, cerfs, antilopes…) qui ne sont peut-être qu’imaginés ou aperçus en statues.

Bestiaire est un petit livre dans lequel on aimera se replonger, mais pour la relecture duquel une table des matières aurait été nécessaire. Dommage qu’elle ait été oubliée, comme il est dommage que la traduction, généralement compétente, se transforme à l’occasion en tumbling tumble translation. Ainsi, dans le deuxième poème, le beau « Autobiographie en CM1 » (outre le fait qu’on peut ne pas aimer la traduction en « CM1 » d’une année scolaire américaine, laquelle exigerait d’ailleurs, par cohérence, qu’ensuite dans le poème d’autres mots, comme le nom d’un jeu de cartes, soient francisés), une enfant (Donika, fillette à Los Angeles) déclare, dans les quatre premiers vers, qu’elle « aime… les patins à roulettes », et « jouer au catch avec [s]on père » dans leur « avant » ou « arrière-cour », alors qu’elle dit « aimer faire la roue » et  « jouer au ballon » avec son père dans le « jardin » de leur maison.  

Rendez-vous au moins pour les parties de ballon, S.V.P.