L’édition en italien du nouvel essai de Carlo Rovelli et sa traduction en anglais ont un sous-titre qui, s’il avait été conservé dans l’édition française, aurait été « À l’intérieur de l’horizon ». En effet, le concept d’horizon sur l’espace-temps courbe prévu par la théorie de la relativité générale, la plus belle des théories, et surtout les différentes façons de l’appréhender sont bien au centre de l’histoire que Rovelli nous raconte dans ce petit livre.
Nous en avons déjà parlé : tout commence ce jour de 1916 où Karl Schwarzschild, peu avant d’être tué sur le front oriental, écrit une carte postale à Einstein sur laquelle il transcrit les solutions, qu’il vient de calculer, des équations de l’espace-temps en présence d’une masse sphérique de densité très élevée (imaginez qu’on concentre l’entière masse d’une étoile dans le volume d’une balle de tennis). La solution de Schwarzschild prévoit que, à proximité de cette masse hyper dense qu’on appellera ensuite un trou noir, l’extrême déformation de l’espace-temps donne lieu à des comportements singuliers ; c’est presque comme si une déchirure se formait dans le tissu de l’univers. Ainsi, si l’on pouvait observer un astronaute s’approchant d’un trou noir, on verrait le temps mesuré par sa montre ralentir jusqu’à s’arrêter totalement avant de rejoindre le corps céleste.
L’interprétation de ces résultats et l’embarras, pour les physiciens, d’expliquer la présence d’une singularité dans l’espace temps hantèrent les chercheurs pendant un peu plus d’une quarantaine d’années. En 1958, David Finkelstein, jeune post-doc du Stevens Institute of Technology à Hoboken dans le New Jersey, publie dans la Physical Review un article au titre significatif : « Past-future asymmetry of the gravitational field of a point particle ». Finkelstein avait compris que ce qui avait été interprété jusqu’alors comme une singularité n’était que le résultat du point de vue, c’est-à-dire du référentiel depuis lequel on calculait la solution. En utilisant les coordonnées ensuite appelées d’Eddington-Finkelstein, on pouvait apprécier le fait que l’horizon d’une étoile en train de collapser sous l’effet de son propre champ gravitationnel n’est pas une déchirure de l’espace-temps. Il s’agit plutôt d’une sorte de membrane unidirectionnelle brisant la symétrie du principe de causalité : une séquence cause-effet peut avoir lieu depuis l’extérieur de l’horizon vers le trou noir, mais le contraire est impossible. Yevgeny Lifshitz, élève de Lev Landau et auteur d’articles très influents sur la cosmologie relativiste, se référant au jour où l’article de Finkelstein fut traduit en russe, aurait déclaré : « vous ne pouvez pas imaginer la difficulté, pour un esprit humain, de comprendre le collapse gravitationnel avant la publication de cet article » [1].
Rovelli nous explique que, avant Finkelstein, la solution de Schwarzschild avait été interprétée de façon similaire à l’observation de quelqu’un qui, regardant une carte géographique de la terre composée par deux cercles représentant respectivement l’hémisphère nord et l’hémisphère sud, penserait que l’équateur est le bord du monde, là où la terre se déchire. Après cette géniale intuition, Finkelstein sera fasciné toute sa vie par la tension entre l’inquiétude soulevée chez les hommes par les étrangetés de la géométrie et le désir de les appréhender avec la raison. Cela donnera lieu à un long essai proposant une interprétation de la gravure « Melancolia I » d’Albrecht Dürer en libre téléchargement sur le site d’Arxiv. Si les coordonnées d’Eddington-Finkelstein nous libèrent du problème de la singularité à l’horizon, il reste à comprendre comment se termine le collapse de l’étoile, tout en considérant qu’une irrégularité persisterait quand le rayon du trou noir deviendrait nul.
Ce problème a évolué de façon fondamentale quand, grâce aux travaux publiés au cours des années 1970 par Stephen Hawking, les deux autres grands paradigmes de la physique contemporaine, la mécanique quantique et la thermodynamique, se sont invités au banquet des trous noirs. En effet, dans une série d’articles désormais classiques, Hawking a montré que, par des effets de corrélations quantiques, l’étoile qui collapse pourrait tout de même continuer à émettre de la radiation réduisant de cette façon sa masse et sa taille jusqu’à arriver à une sorte d’évaporation du trou noir. Depuis, ce résultat est au centre d’une controverse connue comme « paradoxe » ou problème de l’information. Les calculs montrent que, à cause du fait que l’entropie associée à l’étoile qui collapse serait proportionnelle à la surface de son horizon, il y aurait à son évaporation une perte d’information dans l’univers, une éventualité qui dérange, du point de vue thermodynamique. Au cœur de Trous blancs de Carlo Rovelli, il y a une recherche, menée avec Hal Haggard (à l’époque, son doctorant), sur la possibilité, dans le cadre de la théorie de gravitation quantique connue comme loop-quantum-gravity, qu’une fluctuation quantique renverse le sens du temps pendant le collapse gravitationnel d’une étoile, avant son évaporation, transformant le collapse en dilatation. La membrane unidirectionnelle décrite par Finkelstein se renverserait, laissant finalement sortir, sur une échelle de temps très longue, énergie et information, transformant le trou noir en trou blanc.
Si cette hypothèse est correcte, les trous blancs devraient, comme les trous noirs, être des corps célestes assez communs dans l’univers. Rovelli, en collaboration avec Francesca Vidotto et Aurélien Barrau, a déjà publié des études décrivant la typologie des signaux radio que les astronomes devraient chercher et qui pourraient être la preuve de l’existence des trous-blancs. Si l’existence de ces objets était finalement confirmée, le paradoxe d’information cesserait de poser problème car, sur une échelle de temps très longue, le trou blanc rendrait à l’univers l’information manquante.
Le lecteur trouvera plus d’informations dans le livre, sachant que, comme toujours chez Rovelli, le sujet central de l’essai est aussi une opportunité pour attaquer de façon fascinante et pédagogique des questions fondamentales bien plus générales. À titre d’exemple, la troisième partie du livre est dédiée à une discussion sur le lien entre la perception d’une flèche du temps (distinction entre passé et futur), la mémoire et la distinction physique entre équilibre et non-équilibre.
Il y a quelque chose d’unique dans le « style Rovelli », tel qu’il se définit de plus en plus clairement depuis L’ordre du temps, en passant par Helgoland, pour arriver à Trous blancs. En premier lieu, il se caractérise par une capacité unique à représenter la recherche « en action ». Le lecteur non spécialiste ne peut prétendre comprendre dans le détail ce qu’est une étoile de Planck. Il trouvera, en revanche, une description captivante et extrêmement fidèle du mode d’évolution des idées au cœur de la recherche. Les pages de Rovelli reproduisent et dramatisent ce processus de redéfinition permanente du consensus (la doxa, le sens commun) de la communauté scientifique sous l’action de la tension engendrée par la créativité des chercheurs et de leurs publications. Contrairement à un stéréotype répandu qui la représente comme s’il s’agissait d’une forme de marketing avec des nouveautés se succédant à un rythme frénétique, la recherche est un processus très lent et assez erratique, dans lequel les vrais changements de paradigme ne peuvent s’apprécier que sur une échelle de vingt-cinq à cinquante ans.
L’habilité de reproduire de façon si fidèle la création-morphose des concepts de la physique revient au choix du style essai comme forme littéraire. C’est un choix qui a été exploré maintes fois dans les sciences humaines, depuis Adorno et Benjamin bien évidemment, jusqu’à ces deux précieux exemples du genre, Nos cabanes et Respire récemment publiés par Marielle Macé. Le refus du « style » comme élément constitutif du discours dans les sciences naturelles a probablement éloigné beaucoup d’auteurs du choix de l’essai littéraire. Il s’agit d’un préjugé empêchant d’apprécier l’influence que le style a eue sur la réception d’œuvres classiques comme De l’origine des espèces ou le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde. Pourtant, il y a des pages très belles d’Ossip Mandelstam comparant le style de Darwin à celui de Dickens. Italo Calvino n’a jamais cessé de répéter que les deux plus grands prosateurs italiens ont été Galilée et Machiavel. Primo Levi, de son côté, a toujours souligné l’influence que sa formation et son métier de chimiste ont exercée sur son écriture.
Rovelli, de ce point de vue, ne manifeste aucune inhibition. Sa démarche, « méthodiquement non méthodique », comme le disait Adorno, fait de ses ouvrages un vrai théâtre de l’expérience intellectuelle qu’ils décrivent. Nous espérons qu’il va persévérer dans ce choix courageux et à contre-courant.
[1] Selon le témoignage de Kip Thorne, Prix Nobel de physique 2017 pour ses études sur les ondes gravitationnelles.