En 1985, avec Biographie comparée de John Murgrave, paru dans la collection « Présence SF » des éditions Denoël, commençaient simultanément une œuvre collective, celle des anciens dissidents, prisonniers, combattants et révolutionnaires formant la galaxie des auteurs post-exotiques, mais aussi une œuvre personnelle, celle de leur prolifique porte-parole, Antoine Volodine. Avec Vivre dans le feu, vingt-deuxième et dernier texte signé sous ce nom, la deuxième s’interrompt sur l’histoire d’une initiation à la magie et aux rites du feu. C’est bien le signe que la première, elle, continue.
Dans une vie de lecteur, il n’est pas rare de lire le dernier livre signé d’un auteur avant sa mort, encore moins d’apprendre la mort d’un écrivain, et de prendre conscience, à ce moment-là précis, que rien de nouveau n’apparaîtra plus sous ce nom qu’on a tant aimé et dont on continuait d’espérer tant. Mais parce qu’Antoine Volodine a toujours refusé, avec autant de constance que d’humour, de rattacher son travail à une biographie, à un état-civil, à ce qu’on appelle encore communément un auteur et qui remplit largement encore les pages et émissions littéraires, ce n’est pas du tout l’expérience que l’on fait en lisant Vivre dans le feu. Ce que propose Antoine Volodine est même du jamais-lu.
Car devant l’annonce présentant ce livre comme le dernier d’Antoine Volodine, le lecteur ne doit pas tant faire le deuil d’un écrivain et de promesses de lecture, mais celui, sur un registre différent puisqu’il ne se rapporte qu’à l’univers de la fiction, d’un nom de fiction devenu, au fur et à mesure de la fréquentation de ses textes, l’un après l’autre ou l’un au milieu des autres, un nom réel, plus réel encore que bon nombre de noms « officiels » d’écrivains. Pour qui a lu quelques uns de ses livres, le nom Antoine Volodine à lui seul charrie une mémoire d’expériences de lectures. Pour qui le découvrira avec Vivre dans le feu, il renverra à une œuvre désormais close, dont il s’agira de remonter le cours. Et ce ne serait justement pas une mauvaise idée, de commencer ou de recommencer par cette dernière étape, puisque ce livre de la fin est aussi un livre de débuts.
Volodine donne voix à un jeune homme dont le nom (Sam) est plus assuré que l’âge (officiellement, c’est l’année de ses trente-trois ans, mais rien ne dit qu’on doit prendre la mesure officielle pour le calculer). Dès le début, on sait que le narrateur ne survivra pas à son récit : le livre commence par trois pages sidérantes où Sam s’apprête à être bombardé au napalm par un avion survolant son village. Ce texte, grâce à la clarté de sa parole, dans une sorte de poésie concrète qui aurait intégré toutes les expériences des populations violentées, fait si bien ressentir cette seconde du désastre où tout explose. Mais on lit bien un texte d’Antoine Volodine — c’est-à-dire une fiction. Sam décide, « plutôt que visionner le film de [sa] vie », « cette suite apocalyptique » qu’il connaît « par cœur », de « composer un roman » : « un petit roman hurlé en accéléré, à tout vitesse ». Avant que tout se termine, il faut « voyager une dernière fois », « dire tout, inventer tout, ne pas s’affoler en face de l’indicible ».
Ce roman composé « sur le point d’atteindre le dernier moment », le voici donc. Il se poursuit par l’évocation de membres de la famille de Sam les uns plus hauts en couleurs que les autres, unis dans le brigandage et le chamanisme. Outre une grande émotion à voir passés en revue non seulement des souvenirs, mais des vies qui ont compté dans l’apprentissage du jeune homme, certains passages spectaculaires recréent, avec « l’humour du désastre » dont Volodine est familier, un monde dont le récit du bombardement au napalm nous laisse penser qu’il va finir et disparaître : la réduction (par Tante Yoanna) des pères et des maris en homoncules, miniatures évoluant dans la part souterraine du monde ; les funérailles traditionnelles du grand-père Bögdrom, c’est-à-dire la découpe et l’abandon de sa dépouille aux vautours ; ou encore la mise à mort d’Oncle Slutov, attaqué par un oiseau de feu… A travers ces portraits, le plus souvent de femmes, de grands-mères et de tantes vivant dans les steppes, Sam raconte sa formation aux techniques permettant d’entrer dans « le monde noir » et de vivre enfin, comme ses ancêtres, dans le feu.
Tous les livres d’Antoine Volodine racontent peu ou prou l’évolution de personnages vers un Terminus radieux (titre du roman paru au Seuil en 2014), c’est-à-dire une entrée, parfois une stagnation dans le Bardo, l’espace intermédiaire entre la vie et la mort. Mais le dernier livre va peut-être plus loin. Contrairement à d’autres qui comportaient encore des quêtes, des actions extérieures, il n’y a ici pas d’autre ligne directrice que cette initiation intérieure aux pratiques magiques. Il n’y nulle autre chemin que celui qui mène cet homme de tous les âges vers l’aboutissement de son apprentissage, qui consistera à mourir en vivant. D’une certaine manière, ce dernier round du post-exotisme signé Volodine pourrait laisser certains amateurs désarmés : il est écrit avec une limpidité qui évacue les obscurités langagières et les complexités narratives que comportaient certains textes précédents. Cette clarté se met au service d’un grand calme final. Car en choisissant de raconter pour une ultime fois l’histoire d’une fin, Antoine Volodine raconte avant tout l’histoire d’une vie nouvelle : la vie dans le feu. « Cette histoire d’existence infinie parmi les flammes », ne serait-ce pas une vie dans les histoires, les contes, les légendes et les chansons des grands-mères et des tantes ? Vivre dans le feu, ne serait-ce pas tout bonnement vivre dans la littérature, du moins dans ses formes les plus incarnées, les plus vivantes, les plus ardentes ?
Cette vie littéraire, seulement littéraire, cette vie autonome bâtie sous le nom d’Antoine Volodine va continuer de vivre sous d’autres noms post-exotiques. On sait déjà que, sur les quarante-neuf volumes prévus, Vivre dans le feu étant le quarante-sixième, on doit encore lire trois livres signés par seulement deux auteurs, Manuela Draeger et Infernus Ioannes. Mais si tout se tient dans l’édifice post-exotique, il existe des grains de sable qui font tanguer l’équilibre. Au même moment, paraît un petit volume collectif sur lequel En attendant Nadeau reviendra dans son prochain numéro (Pierre Alferi, Leslie Kaplan, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, Antoine Volodine, Louisa Yousfi, Contre la littérature politique, La Fabrique, 162 p., 15 €). A la fin, l’amateur de post-exotisme est saisi par un doute en découvrant un nouveau texte signé… Antoine Volodine. Dans ce « conte moral », un autre homme sur le point de passer en revue sa vie, Bubor Schnulff, doit prendre la parole devant une foule pour déclamer les Thèses d’Avril — dont, évidemment, on ignorera tout jusqu’à la fin. C’est à ce moment précis que la mémoire lui revient. Comme Sam, Bubor Schnulff entre dans le Bardo et ses quarante-neuf étapes : le voyage commence. Tout se passe comme si chaque livre était l’archive et la projection de l’autre. Alors, lequel, du roman ou du conte, est-il le livre de la fin d’Antoine Volodine ? Y en a-t-il une ? Tout pourrait-il continuer si l’on vivait dans le feu ?