Au moyen d’une écriture simple, recueillie, accumulant gestes du quotidien et observations depuis les portes entrebâillées d’un presbytère, la jeune autrice Emma Doude van Troostwijk crée une atmosphère si forte, si étrange, qu’elle l’emporte sur son récit.
Ceux qui appartiennent au jour fait partie de ces livres parfaits dont l’organisation interne redouble le sens. Ce sont eux surtout qui déposent en nous une musique qui se prolonge. Le premier roman d’Emma Doude van Troostwijk est une nature morte, faite d’êtres en proie à la perte de mémoire. De courts fragments sont disposés à la suite les uns des autres, en ronde dirait-on, autour d’un centre abstrait et terrifiant qui n’est jamais désigné. Cette béance, la perte de mémoire, est contournée, présente par son absence. Du « je » de la narratrice, on ne sait rien, son effacement au-delà de son point de vue est total, comme si l’autrice avait oublié son personnage, ou que le texte lui-même s’était oublié en cours de route.
Le temps d’un mois en été, la narratrice retourne à la « maison » : un presbytère vieilli dans une campagne française, où habitent ses grands-parents, ses parents, et son frère, tous néerlandais et pasteurs ou sur le point de le devenir. C’est le cas de ce frère, Nicolaas, encore « stagiaire » lorsqu’elle le retrouve. De ce devenir découle la tension du roman, tant ce statut de pasteur s’entoure d’une inquiétante aura car les deux hommes qui précédent Nicolaas ont perdu la mémoire, comme si cette fonction la leur avait arrachée. Aussi le jeune homme hésite-t-il jusqu’à la fugue avant de prendre, lui aussi, ce risque : perdre la mémoire, ou peut-être Dieu ? Par la singularité réelle de son sujet, ce roman s’inscrit dans un monde social inconnu de la littérature contemporaine.
Le décor est minimaliste jusqu’à la solennité. Les différentes pièces du presbytère, son jardin, le temple puis la rivière non loin, sont les angles contre lesquels se cognent les six personnages. Sur cette scène, la famille repliée sur son néant peut oublier le reste du monde. Si la première page montre la narratrice sur une plage de la mer du Nord, songeant à cette visite, le reste ne quitte plus l’intériorité diffuse de cette constellation de pasteurs.
On entre dans le roman en même temps que la narratrice ouvre la porte du presbytère. Mais c’est dans un palais de mémoire que nous pénétrons, et plusieurs pièces, plusieurs seuils, suivent. Souvent, le regard de la narratrice saisit les autres personnages depuis l’embrasure d’une porte, lorsqu’ils se trouvent dans un « cadre » lui permettant de les photographier mentalement. Ailleurs, ce sont de micro-descriptions très rapprochées – un insecte, une goutte de café sur un doigt –, vite abandonnées mais qui suffisent à suggérer une collecte angoissée de souvenirs, un rapport fébrile au réel menacé.
Certains tropes, autant narratifs que stylistiques, peuvent paraître convenus (la forêt qu’il faut traverser pour arriver à la lumière), mais Emma Doude van Troostwijk les déjoue en explorant, parallèlement à son récit de l’oubli, les mots pour le dire. Le fil narratif se voit interrompu par des intermèdes : ce sont à chaque fois trois courtes phrases sur la page, une expression française toute faite sur la perte, le délitement, suivie de la traduction littérale de son équivalent néerlandais, et enfin l’expression en néerlandais. « Il plie bagage. Il part avec le soleil du Nord. Met de noorderzon vertrekken. » De cet écart entre les deux langues, de la rencontre répétée entre deux images qui disent l’oubli, provient la lumière de ce premier roman, son indétermination frémissante, sa capacité à nous faire ressentir le vide sous nos pieds. Le titre même serait une traduction néerlandaise de notre « ne tenir qu’à un fil ». Ce procédé finement poétique culmine à la dernière occurrence : « Le français dit qu’un ange passe. Le néerlandais dit qu’un pasteur se promène. » Fugacement, on se dit que le livre est né de cela, d’une image prise au pied de la lettre.