Le 28 avril 1789, après une longue navigation et cinq mois d’escale à Tahiti, une mutinerie éclate sur le Bounty, navire britannique chargé de collecter des arbres à pain en Polynésie destinés à nourrir les esclaves des plantations antillaises. Plusieurs fois mis en scène et en récit, l’épisode semble emblématique de l’exploitation violente qui sévit au sein des marines européennes au dix-huitième siècle. Trois ouvrages récents illustrent l’intérêt que suscitent mutins et autres « damnés de la mer » dans l’actualité éditoriale.
Pour une partie des chercheurs en histoire sociale, héritiers d’Eric Hobsbawm (1917-2012) ou d’Edward P. Thompson (1924-1993), qui s’interrogent sur le « banditisme social » et pratiquent une « histoire vue d’en bas », les gens de mer et les sociétés littorales ont constitué un observatoire privilégié de l’exploitation féroce subie par un prolétariat flottant international. Constitué de marins recrutés ou raflés dans les ports et par ses satellites immédiats, soldats et esclaves affranchis ou pas, ouvriers des arsenaux, il prend son essor avec la première mondialisation maritime et l’ouverture atlantique des grandes puissances européennes au XVIIe et au XVIIIe siècle. Rançon de conditions de vie particulièrement difficiles, les désertions et les mutineries sont fréquentes, quand les révoltés ne vont pas jusqu’à basculer dans la piraterie. Les analyses de Peter Linebaugh et de Markus Rediker (L’hydre aux milles têtes. L’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire, Amsterdam, 2001 ; Les forçats de la mer, Libertalia, 2010) font de ce prolétariat atlantique, polyglotte et hétéroclite, le creuset d’une classe révolutionnaire supranationale, habitée par des aspirations émancipatrices comme par une exigence de démocratie radicale, apte à canaliser les résistances populaires contre les effets du capitalisme marchand.
Niklas Frykman, universitaire américain en poste à Pittsburg, s’inscrit clairement dans cette veine interprétative. Son ouvrage s’intéresse aux mutineries qui surviennent dans les marines française, hollandaise et britannique au cours de la période 1789-1802. Le nombre de ces rébellions – plus de cent cinquante –, les effectifs impliqués – jusqu’à 40 000 marins –, la simultanéité des révoltes et leur contagiosité auprès des populations des villes portuaires, permettraient de voir dans ces mouvements, par-delà leur singularité, une même vague révolutionnaire. Elle serait alimentée tant par des formes de solidarité populaire ancestrales, par l’héritage de cultures politiques spécifiques – celui des revendications radicales formulées lors de la première révolution d’Angleterre par exemple –, que par les opportunités de politisation que la révolution française favorise. Les révoltes massives que connaît la Navy en 1797, en particulier celle qui survient dans l’estuaire de la Tamise, illustreraient ainsi l’émergence d’une Floatting Republic, pour une part inspirée par les agitations d’outre-Manche. Dans l’escadre du Nore, où flotte le drapeau rouge, les équipages désignent des comités et élisent des délégués chargés de les représenter et de rédiger leurs doléances, subvertissant l’ordre hiérarchique habituel et les formes du gouvernement des navires.
Alain Cabantous et Gibert Buti, éminents spécialistes de l’histoire économique et sociale des gens de mer, reviennent sur ces mouvements rébellionnaires au sein des marines occidentales selon une chronologie couvrant un large siècle des Lumières. Adossés à une excellente connaissance des archives, maîtrisant une imposante bibliographie internationale, ils discutent, nuancent et confrontent à d’autres lectures des faits les interprétations proposés par Rediker, ses collègues et disciples. Si les conditions de vie en mer s’avèrent particulièrement difficiles, si l’insubordination semble endémique au point de devenir dans les représentations sociales l’une des caractéristiques des matelots de la navigation commerciale, leur enquête conduit à minorer le nombre de soulèvements collectifs à l’échelle séculaire. Marqués par une grande diversité des modalités d’action et de participants, par de multiples divisions qui contrebalancent les effets de la solidarité collective qu’impose le travail sur un navire, ces mouvements n’apparaissent pas comme représentatifs de la vie ordinaire à bord. Celle-ci dispose d’ailleurs d’un dérivatif en cas de trop fortes tensions : la désertion aux escales et des changements fréquents d’équipage assimilables à un mode de gestion de la main-d’œuvre entre bâtiments concurrents qui échelonnent leurs arrivées et leurs départs.
Les mêmes causes produisent toutefois les mêmes effets dans les marines européennes. Les mauvais traitements et les erreurs de commandement, l’état dégradé d’un navire rendant la navigation trop périlleuse, une nourriture insuffisante et avariée sont à l’origine des révoltes en mer. Mais le scénario n’est jamais écrit à l’avance. La contestation ne poursuit pas d’objectifs politiques avérés, hormis l’exception tardive de la décennie révolutionnaire à la fin du siècle. Le plus souvent priment la sévère défaite punitive des mutins les plus radicaux, la désertion ou la prise du bâtiment en mer par les révoltés, fréquemment une impasse. Les conditions de vie, la rémunération, les itinéraires sociaux des marins font d’eux incontestablement des prolétaires, mais il semble difficile de les constituer en avant-garde d’un prolétariat international, forgeant et diffusant à travers ses révoltes une conscience de classe et un projet révolutionnaires. La conflictualité au sein du monde maritime apparaît assez récurrente. Constitue-t-elle pour autant le creuset d’un radicalisme propre aux gens de mer, susceptible de contaminer les populations terrestres jusqu’à enkyster des foyers d‘agitation au sein des villes portuaires ? La jonction possible des revendications des marins avec celles des émeutiers urbains s’effectue dans des conditions bien particulières, par exemple en temps de guerre lorsque s’additionnent les effets du recrutement des équipages dans les marines d’État, les retards de paiement des soldes ou de mauvaises conditions salariales. Elle s’avère occasionnelle. En France, la décennie 1789-1799 change toutefois la donne. Les affrontements intérieurs et les conflits internationaux conjuguent leurs effets ; ils favorisent une politisation inédite et la propagation d’une onde contestataire au sein des ports. Mais, à l’inverse, la tempête que connaît la Navy en 1797 reste circonscrite aux équipages de la flotte britannique et n’amorce aucune contagion révolutionnaire d’ampleur.
La traduction récente de l’ouvrage que Greg Dening (1931-2008), historien et anthropologue australien, a consacré au Bounty permet d’aborder la mutinerie de ce bâtiment britannique dans une perspective totalement différente. L’œuvre de Greg Dening dédiée à l’étude de l’arrivée des Européens dans le Pacifique et aux échanges interculturels entre Européens et Polynésiens est peu connue en France faute de traductions. Il faut saluer à sa juste mesure l’initiative des éditions Anacharsis qui permet de découvrir à travers cet ouvrage une réflexion rare, sinon insolite, et une contribution très originale aux manières d’écrire l’histoire.
Publié en anglais en 1992, ce livre n’entend pas raconter une nouvelle fois la mutinerie et ses retombées. Abandonné sur une chaloupe avec les dix-huit hommes qui lui étaient restés fidèles, le capitaine Bligh parvint à rejoindre les Indes néerlandaises, puis l’Angleterre. Les mutins, sous la houlette du lieutenant Christian Fletcher, s’installèrent pour une part à Tahiti où on les captura en 1791 avant de les traduire en cour martiale, tandis qu’un autre groupe, accompagné d’insulaires, fonda une communauté sur l’île déserte de Pitcairn. L’ouvrage s’efforce plus largement d’explorer la diversité des significations de l’événement, à la fois du point de vue des Européens et de celui des Polynésiens, tout en offrant une puissante méditation sur les formes de la domination telles qu’elles s’exercent au sein d’un navire ou lors de premiers échanges interculturels. L’un des motifs centraux de l’œuvre de Dening est la plage, que l’on retrouve ici conçue comme un espace de partage et de confrontations, comme un lieu où se jouent les aléas de la rencontre, l’ambivalence du contact, source d’échanges comme de malentendus.
Le dispositif adopté par l’auteur assume d’emblée une métaphore théâtrale fondatrice. Après un prologue, non une introduction, qui initie « le public à son rôle, le prépare à la réflexivité et à la critique », et « libère ses talents interprétatifs », l’ouvrage est divisé en trois actes. Chacun est divisé en deux scènes, la première narrative (scène I. Récit) et la seconde interprétative (scène II. Réflexion), et séparé de l’acte suivant par un « entracte ». Chaque acte correspond à un lieu ou à un moment distinct : le navire, la plage, enfin l’île. Ainsi le livre procède-t-il, à chaque changement de décor, par élargissement progressif et successif de l’échelle d’analyse.
L’acte I, le Navire, propose une réflexion sur la discipline et l’organisation sociale à bord ; il interroge les excès de l’autorité du capitaine Bligh et revient sur les causes de la révolte. Sacrifiant de manière ironique aux méthodes de l’histoire quantitative, Dening comptabilise le nombre de coups de fouet reçus par les matelots pendant la navigation vers Tahiti pour évaluer le degré de sévérité du capitaine. Avant de conclure que celle-ci n’excédait pas les usages ordinaires dans la Navy. En revanche, il accorde beaucoup d’importance à la violence symbolique et verbale exercée par Bligh, attirant l’attention sur la complexité des formes de domination infligées à tout l’équipage ainsi que sur les équilibres instables qui régissent la vie à bord.
La plage, à l’acte II, relate la rencontre des navigateurs et des insulaires. Espace de négociations marchandes et symboliques, elle représente l’ouverture d’un possible, pacifié ou violent. Pour les Européens, le débarquement s’apparente à une prise de possession qui marque d’emblée un désir de domination. S’égrènent au fil de l’ouvrage les nombreux Polynésiens tués par les mutins à Tahiti, ou à Pitcairn où se réfugient Christian Fletcher et quelques marins. La mutinerie du Bounty n’a rien du roman d’aventures ou de la fondation d’une société idyllique. Mais Dening, en anthropologue, s’attache aussi à rendre compte du regard des Polynésiens sur l’événement. Ces derniers tournent en dérision les pratiques auxquelles se livrent les arrivants ; ils s’approprient et détournent leurs symboles, allant jusqu’à les intégrer à leur propre mythologie. La plage offre moins un face-à-face entre rationalité européenne et sauvagerie insulaire qu’une confrontation entre des systèmes de rituels et des mythes initialement étrangers l’un à l’autre.
L’acte III, l’Ile, met en suspens un moment de l’observation, celui qui précède la phase de la conquête coloniale proprement dite, avec son processus d’acculturation-déculturation destructrice. L’histoire du Bounty ne peut se résumer à celle d’une révolte symptomatique des abus que subissent les damnés de la mer. Elle s’intègre dans une histoire plus large de l’expansion maritime et des voyages anglais et français d’exploration à partir des années 1760. Elle fait partie d’une histoire des échanges économiques, religieux, culturels et scientifiques entre espaces européen et pacifique. La connaissance de ce moment suspendu, où se mêlent apprentissage de la survie pour les mutins, fascinations réciproques, jeux de pouvoirs et violences au sein d’une société déjà transformée, doit beaucoup à la parole des femmes, desquelles Dening souligne le rôle important. L’installation des révoltés et leur vie à Pitcairn sont connues grâce au récit que l’une d’elles, Teehuatatuanoa, fit à des missionnaires et à des capitaines de navire après 1808.
Dans ce livre, Greg Dening accorde une place essentielle à la mémoire collective forgée autour de cette révolte. Dès l’origine, plusieurs pièces de théâtre sont consacrées au périple du capitaine Bligh auxquelles s’ajoutent les récits justificatifs de divers protagonistes, les articles des périodiques et la littérature romanesque. Au XXe siècle, on compte pas moins de cinq films consacrés à la révolte du Bounty, dont celui réalisé par Frank Lloyd en 1935, avec Charles Laughton dans le rôle de Bligh et Clark Gable dans celui de Christian, ou celui de Lewis Milestone, en 1962, avec Trevor Howard et Marlon Brando. De la défense de la réputation de la Navy, on passe au fil du temps aux lectures plus politiques et sociales qui font de Bligh le symbole de la tyrannie ou de Christian une figure libertaire opposée à un conservatisme prude et autoritaire.
Dans leur dernier chapitre, Cabantous et Buti prêtent une même attention aux reconstitutions cinématographiques, littéraires, muséales, artistiques, commémoratives, à toutes les entreprises de mise en fiction qui contribuent à façonner les interprétations des mutineries, y compris celles des historiens. L’histoire savante doit savoir mettre à distance ce « passé halluciné ». Mais les interrogations de Greg Dening débouchent sur une mise en cause plus radicale du régime de vérité construit par l’historiographie. Dans une perspective marquée par un linguistic turn fort à la mode voici trente ans, l’historien-anthropologue définit le récit historique comme une performance qui ambitionne de représenter le passé, de le donner à voir et à comprendre à travers la construction d’interprétations toujours diverses, fragiles, incertaines. Son écriture ironique, qui s’affranchit des canons de la rhétorique académique attendue, rend compte de la pluralité interprétative de l’histoire, de cette activité sérieuse et ludique à la fois. N’en déplaise aux thuriféraires des « romans nationaux » et autres adeptes de la simplification, sa fonction n’est pas de nous réassurer dans nos identités, mais plutôt de nous inviter à penser le présent de manière toujours recommencée. Au-delà du plaisir que l’on prend à découvrir cet ouvrage et du sourire qu’il nous laisse, cette leçon n’est pas la moindre de ses vertus.