Philippe Longchamp, les visions du poète

Le narrateur de ces poèmes en prose ressemble à s’y méprendre au personnage d’Henri Michaux, La ralentie. Comme elle, il n’est personne, un « on » flottant, indiscernable, qui pourtant pense, agit, éprouve des sentiments.

Philippe Longchamp  | Dans la doublure. Images d’Anne Brugni. Cheyne, 52 p., 19 €

Il nous embarque « dans la doublure », ce qui dit bien où il se trouve : dans un endroit intermédiaire, ni dedans ni dehors, un abri, c’est certain, et un lieu de transit où voyager devient possible.

« Parfois on se dit qu’on est enfin seul. Mais assez vite, c’est trop. Assez vite on patauge […] En réalité ce qu’on souhaite le plus, c’est s’encastrer. Faire bloc. Pour se tenir chaud. Trouver une faille, une entaille, le trou de mémoire de quelqu’un et s’y mettre. À l’abri bien sûr, mais aussi en prise. En prise directe sur sa mémoire. […] Alors ça fait marine dans des brumes un peu roses et du ciel doux, ça flotte sur la moire »

La solitude, d’accord, mais seulement en compagnie. Le ton nous est donné d’emblée. Joueur, mais grave, en relation avec l’enfance, la maison d’autrefois dont on rouvrirait bien la porte et les fenêtres ; « dans le désir de faire cadeau, d’être un peu cadeau indécelable pour l’autre, un prochain, une prochaine tombée là par hasard ou pas ». 

Philippe Longchamp, Dans la doublure, Images Anne Brugni,
Dans la doublure, Philippe Longchamp © Images d’Anne Brugni

N’empêche, on est aussi capable d’être plein de colère, contre soi, contre tout, « on cherche quoi démonter, quoi faire avec le mot barricades », puis on revient à la raison, c’est-à-dire au bien vivre, on réapprend à jouir « ou à défaut, souffrir ». 

On souffre donc et puis personne pour la consolation. Alors on préfère rester seul, « loin dans le très obscur, là où les énigmes nouvelles commencent à vous séduire ». Ce qui peut amener à revivre, à captiver un ou une autre parce qu’on est « troué ».

Tout cela dans la ville, lieu de prédilection, parce que l’Histoire se bâtit là, dans son creuset, maintenant et jadis, à deux ou à cent mille ; qu’elle favorise la nuit, les rencontres amoureuses, merveilleuses ou perdues, dont le rappel demeure près d’une bouche de métro édifiée par Guimard – occasion, mine de rien, de célébrer le grand sculpteur qui embellit Paris. Bonheur, malheur, nous susurre notre « on », la vie est belle, célébrons-la !

D’où lui viennent ces ressacs, ces transgressions et ces culbutes ? Sous quel prétexte, ou à quelle occasion, Philippe Longchamp en a-t-il éprouvé le désir ?

C’est ce qu’il nous confie au début du volume : ces poèmes furent des lettres, « composées chaque mois de décembre », accompagnées de vœux, et envoyées à des amis durant des décennies pour fêter l’an nouveau. Un jour, il a rassemblé ces poèmes pour les offrir, ensemble, à un public plus large. 

Cheyne éditeur les a aimés et a voulu les associer à des images d’Anne Brugni, une plasticienne belge, qui dessine, qui sculpte, qui pratique le collage. Ses images se marient aux poèmes avec tant d’à-propos, d’élégance et de charme que c’en est presque miraculeux, elles alternent avec eux, éclairent de leurs couleurs, de leurs formes naïves et non figuratives, l’austérité de la graphie. Mais en chantant à leur façon la même joie, la même enfance.

"Dans la doublure", Philippe Longchamp © Images de Anne Brugni
Dans la doublure, Philippe Longchamp © Images d’Anne Brugni

Philippe Longchamp avait publié précédemment un livre que nous tenons à rappeler ici, pour les qualités que nous lui avions trouvées, Nommer néanmoins, aux éditions Milagro. 

On y retrouve les expériences, les sensations du narrateur « au ralenti » que nous venons de rencontrer ; son lieu de vie : « Trottoirs vides et ciel de gros orages par-dessus les toits de zinc et la Seine » ; ses joies modestes : « Encore une fois mouliner les désirs, les moudre jusqu’à poudre qu’on lèche. » ; son déplaisir de soi : « Vieux corps mis au pain sec pour quelles embrouilles, ou quelle incompétence, ignorance, défaut ! » ; sa fantasmagorie : « Il glisse sa vieille tête dans les failles, et le corps suit. »

Écrits généralement en prose, ces textes, répartis en cinq ensembles aux titres humoristiques et noirs (« Debout parmi les allongés », « Amoureux très amorcés », « La petite pente »…), précédés d’une citation (« Le vrai est forcément de travers », de Bruno Dumont, « Le vrai de l’équilibre, c’est qu’il suffit d’un souffle pour faire tout bouger » de Julien Gracq…), constituent des contrepoints au recueil précédent, plus pessimistes et moins concis, moins étonnants, mais d’une veine équivalente.

Il faut lire cet auteur, qui a beaucoup écrit et publié ; tenté des expériences formelles variées ; participé à des ateliers d’écriture, toujours soucieux du partage et de la convivialité, attentif à ce qui surgit de l’époque, qu’il s’agisse de l’art, des luttes collectives ou des soubresauts du globe. Animé constamment par un infatigable et inapaisé goût de la vie, de l’inconnu, à dévisager « comme une passionnante énigme ».