Bouveresse, Musil et la philosophie

Ce court essai posthume vient, nous dit dans sa préface Florence Vatan, l’une des meilleures spécialistes de Musil, de conférences que donna Jacques Bouveresse en 2008 et 2010. Il y décrit son attitude ambivalente à l’égard de la philosophie de son temps. On ne peut s’empêcher de penser que Bouveresse formule, à travers le prisme de Musil, ses propres diagnostics sur son époque.

Jacques Bouveresse | La passion de l’exactitude. Robert Musil et la philosophie. Préface de Florence Vatan. Hors d’atteinte, 123 p., 17 €

Jacques Bouveresse a beaucoup écrit sur Musil – deux livres : L’homme probable (L’Éclat, 1993), Les voix de l’âme et les chemins de l’esprit (Seuil, 2000) et de nombreux articles. Il faut ne rien comprendre à son type d’esprit et à ses intérêts pour s’étonner qu’il se soit consacré à un écrivain éloigné des formes traditionnelles de la recherche philosophique, y compris celles qu’il a pratiquées lui-même : non seulement il a toujours écrit sur la littérature (notamment sur Gottfried Benn, Karl Kraus, Paul Valéry et Gottfried Keller), mais son autre auteur de prédilection, Wittgenstein, n’a jamais pratiqué la philosophie sur le mode argumentatif et systématique propre aux philosophes analytiques. Contrairement à l’image qu’on a souvent reçue de lui, Bouveresse n’avait pas de sympathie spéciale pour la philosophie anglo-américaine, qu’il utilise le plus souvent comme un antidote au provincialisme des philosophes français. Ses vraies sympathies allaient à la culture autrichienne ou allemande (y compris en musique : ses derniers livres, Le parler de la musique (3 vol., 2016-2020, L’improviste), portent en grande partie sur Brahms). Quand il écrit, dans un de ses textes les plus fameux, qu’il se sent « si peu français » (in Essais II, Agone, 2002), ce n’est pas tant pour se dire philosophe analytique que pour se réclamer de Musil, qui l’a accompagné dans toute son œuvre, autant que Wittgenstein. 

La passion de l’exactitude, Robert, Musil et la philosophie", Jacques Bouveresse,
Le Café Griensteidl, à Vienne, où un groupe de scientifiques se retrouvait pour tenir un séminaire (1897) © CC0/wikiCommons

Dans ce petit livre, Bouveresse vise essentiellement à confronter Musil avec les philosophes de son temps. Musil a lu le Tractatus, suggère Bouveresse, intéressé par la distinction entre ce qui se dit et ce qui se montre, et par ce que Wittgenstein dit du « mystique ». Il a aussi admiré l’esprit Aufklärer de Carnap et de ses collègues du Cercle de Vienne. Il partageait la vision scientifique des membres du Cercle, mais il n’acceptait pas l’idée que la philosophie doive se fondre dans la science, ni leur thèse selon laquelle la poésie n’est que l’expression des émotions. Sa grande affaire a toujours été de dépasser l’opposition entre la connaissance scientifique et l’expression littéraire, et d’échapper au Méphisto de Faust : « Grise est la théorie, vert l’arbre d’or de la vie ». Musil a cherché une voie médiane entre le mode de traitement systématique des problèmes propre à la philosophie et le style libre de l’essai et du roman, bien qu’il refuse d’appeler L’homme sans qualités un essai et insiste sur le fait que c’est bien un roman et non pas un « « essai à personnages » (figurierter Essay). Comme le montre Bouveresse, Musil veut suggérer qu’il n’y a pas de vraie opposition entre la science, qui vise des vérités démontrables, et la poésie (Dichtung), qui recourt au récit. Son défi le plus difficile est de parvenir à l’« exactitude » dans un domaine où semble régner seulement le sentiment (« littéraire, donc vague », disait Taine). Selon lui, on peut atteindre aussi bien la vérité dans le domaine de l’affect et de l’émotion, et dans ce qui relève de l’éthique, que dans le domaine des sciences. Ulrich, qui est mathématicien, quand il est nommé secrétaire de l’Action parallèle, cette entreprise cacanienne grotesque qui condense toutes les ambitions d’Arnheim, lointain prédécesseur d’Elon Musk, de réconcilier l’âme et l’économie, insiste pour que sa fonction soit celle de promouvoir à la fois « l’âme » et « l’exactitude ».

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Musil montre qu’on peut ironiser sans abandonner ces idéaux. Qu’il ait été […] un « virtuose de la distance » n’implique en rien une mise à distance de la vérité.

Mais qu’est-ce que l’exactitude pour un romancier comme Musil ? Comme l’expliqua jadis Bouveresse dans Les voies de l’âme, ce n’est pas l’introduction des méthodes scientifiques dans le roman, encore moins le projet de rendre celui-ci « réaliste » comme les romanciers naturalistes. Chez un écrivain qui aspira d’abord à une carrière d’ingénieur, cette notion d’exactitude n’est pas métaphorique : il refusait de mathématiser la psychologie, mais il acceptait l’idée de Brentano et de ses disciples qu’on peut parvenir à une description objective des formes psychiques, et il espérait vraiment saisir la nature précise des émotions (voir les chapitres 53 et 54 de L’homme sans qualités qui décrivent la formation du sentiment). Il ne croyait pas qu’on puisse introduire de la philosophie dans le roman, mais tout son grand roman est basé sur deux dilemmes philosophiques classiques : celui du déterminisme et de la liberté, et celui de l’intellect et du sentiment. Musil ne les traite pas conceptuellement, mais essaie de les penser à partir de la science de son temps et de la psychologie de ses personnages. Ceux-ci naissent d’une combinatoire de caractères possibles – « l’expressionniste, la Courths-Mahler [1], le trafiquant, le psycho-pédagogue, le Steinerien » – et de types de penseurs (le nietzschéen, le spenglerien, le romantique, le « philosophe de la vie »), qui peuvent coexister et se mélanger. Tout ce qui arrive aurait pu être autrement qu’il n’est et c’est pourquoi Ulrich est un « homme du possible », mais aussi un homme probable et moyen.

Partout règne le « principe de raison insuffisante » selon lequel toutes les éventualités sont également probables. Ici le romancier se nourrit des concepts de la théorie des probabilités appliqués à l’histoire et à la notion de progrès : de même qu’en mécanique statistique les gaz reviennent toujours à leur température moyenne, les sociétés et les individus tendent toujours à se conformer à la courbe de Gauss (L’homme sans qualités regorge de considérations sur les génies et sur les criminels, qui eux aussi sont des hommes moyens). Quant au second dilemme, celui de l’intellect et du sentiment, qu’il appelle celui du « ratioïde » et du « non ratioïde », Musil a sans cesse cherché à en sortir en soutenant qu’il n’y a pas une connaissance par sentiment opposée à la connaissance conceptuelle et scientifique, mais que les deux connaissances s’interpénètrent. Il va jusqu’à parler de « sentiments exacts » et de « morale mathématique ». Dans sa célèbre analyse de la bêtise (Essais, Seuil, 1978), il montre que celle-ci est autant un défaut affectif qu’intellectuel. L’exactitude visée par Musil n’est pas celle de la mesure, mais celle de la justesse, et de la description appropriée et de la correction des sentiments, au sens éthique de « la vie juste » [2]. « Exact » ne veut pas dire non plus « défini » ni « certain » : jamais Musil ne présente ses descriptions comme des théories établies, mais plutôt comme des suggestions et des explorations de possibilités. Comment pourrait-il en être autrement, tout ce qu’il écrit étant énoncé sur le mode ironique ? L’ironie ne va pas bien avec la philosophie, quoi qu’en ait dit Rorty, qui nous recommandait d’être ironistes en doutant des grands idéaux de justice et de vérité. Musil au contraire montre qu’on peut ironiser sans abandonner ces idéaux. Qu’il ait été, selon l’expression de Florence Vatan, un « virtuose de la distance » n’implique en rien une mise à distance de la vérité.

La passion de l’exactitude, Robert, Musil et la philosophie", Jacques Bouveresse,

Bouveresse emprunte une bonne part de son style ironique à Musil et à Kraus. Et quand il les commente en détaillant leurs cibles, on ne peut s’empêcher de penser qu’il vise aussi ses propres contemporains français dont on pourrait faire une combinatoire dans le même style que celle de Musil : l’heideggerien, le lacanien, l’Éveillé, l’ami du pouvoir, l’escroc, la sorcière, le postmoderne, etc. Dans son discours au colloque de Paris en 1935 sur les intellectuels et la culture où il essaya de prendre une position apolitique, Musil parlait de « l’amour de la vérité sans lequel la culture ne saurait accéder à la grandeur » (Essais, p. 295). Il déplut fortement à son auditoire, essentiellement composé de staliniens, qui purent montrer plus d’une fois qu’ils n’avaient rien à faire de la vérité. Cette question de la valeur du vrai se pose d’autant plus chez Musil qu’un de ses grands constats est que le bien et le mal, tout comme les valeurs cognitives, sont des valeurs de fonction dépendant de toutes sortes de paramètres de circonstance, et non des propriétés stables. Cela ne dissout pas la notion de valeur ni celle de vérité, mais cela rend d’autant plus difficile la recherche de la vérité et des bonnes valeurs, qui est toujours accompagnée de « parasites suspects » [3]. Dans ses derniers livres, Bouveresse est revenu sur cette question de la valeur du vrai, chez Nietzsche et Foucault notamment, mais il s’était confronté à elle bien avant dans ses diatribes contre ceux qui non seulement méprisaient la vérité mais théorisaient ce mépris comme indispensable à l’activité philosophique. En retour, il se fit traiter de pisse-froid et de père la vertu. Ceux qui ont assisté à tous ces épisodes dans lesquels Bouveresse fut bien seul trouveront fort réconfortant d’apprendre que même ceux qui adoraient encore il y a peu les idoles qu’il a fustigées toute sa vie se déclarent à présent grands amis de la vérité. Cela n’aurait d’ailleurs pas surpris Jacques Bouveresse, qui avait appris de Musil que « l’esprit n’est jamais aussi honoré que lorsqu’il est foncièrement impuissant et résigné » (« La science sourit dans sa barbe », in Les voix de l’âme).


[1] Hedwig Courths-Mahler est une romancière à succès dite la « reine du roman kitsch ».

[2] J’ai jadis suggéré à Bouveresse que cette idée d’attitude correcte, qu’il commente chez Keller et Wittgenstein, dans Le danseur et sa corde (Agone 2012), avait peut-être une origine brentanienne. Il m’a répondu, comme souvent, qu’il n’en savait rien.

[3] De ce point de vue, la position de Musil est assez différente de celle de Hermann Broch, à qui on l’a souvent comparé : quand ce dernier parle de l’effondrement des valeurs, il en a une vision bien plus platonicienne que Musil.