Concentrations de Vincent

Après Cézanne et Berthe Morisot, Mika Biermann poursuit sa série de courts romans sur les peintres de la fin du XIXe siècle avec Trois femmes dans la vie de Vincent Van Gogh. Comme souvent, l’un des écrivains les plus originaux de la littérature française actuelle n’est pas là où on l’attend : pas d’oreille coupée, pas de Provence ni de Gauguin. Mais trois jours de la trajectoire d’un artiste qui ne s’intéresse au fond qu’à la peinture, au point de laisser le premier plan romanesque aux femmes qui le croisent.

Mika Biermann | Trois femmes dans la vie de Vincent Van Gogh. Anacharsis, 96 p., 13 €

La première femme que le romancier imagine dans la vie de Van Gogh est une gardeuse d’oies. Elle se baigne nue dans un ruisseau par une chaude journée d’été. La rencontre de Saskia fait découvrir au jeune Vincent, âgé de dix ans, en même temps les émois charnels et esthétiques – son oncle vient de lui offrir son premier crayon. Le garçon est gêné, maladroit. Il tombe, se blesse à la tête. Son père le pasteur « prétend que Dieu a créé le monde en noir et blanc et que c’est le diable qui a pris le pinceau pour mettre du rouge sur les joues des femmes. Saskia avait les pommettes et les bouts de seins roses… ». Vincent prend le parti des couleurs mais, même s’il sera plus tard un « chaud lapin », plutôt celles des tableaux que celles des femmes.

Trois femmes dans la vie de Vincent Van Gogh Mika Biermann
« Agostina Segatori au café du Tambourin », Vincent van Gogh (1887) © Domaine public

Par des notations simples, des phrases courtes, Mika Biermann rend présents la lumière, la chaleur, les éléments du quotidien tels qu’ils pourraient apparaître dans un tableau de l’époque. Il retrouve la force et le bonheur de ces œuvres qui s’emparent de la nature, de l’air, des réalisations de la civilisation triomphante comme d’un trésor et le distribuent. À touches rapides, en couleurs vives : « Un garçon habillé est allongé dans l’herbe, la tête entourée d’un chiffon bleu qui s’imbibe doucement de sang. […] Une fille est assise sur ses talons, nue, blonde, et décoiffée. […] Les noisetiers tendent un plafond vert au-dessus de la scène d’où tombent des gouttes de lumière. Tout est à l’ombre. Tout est au soleil ». Ce « drôle de tableau », Van Gogh aurait pu le peindre, mais il n’en fera que des parties : cette tête d’enfant entourée d’un chiffon bleu rappelle Autoportrait à l’oreille bandée ; les arbres illuminés par les belles saisons, il y en aura beaucoup, mais pas de « jeune fille nue, blonde et décoiffée » dans l’herbe d’août. Pas plus que de jeune fille en chemise sur un cheval de trait, telle la Gabrielle à qui Mika Biermann fait traverser la campagne d’Auvers-sur-Oise le 27 juillet 1890.

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Le Van Gogh de Biermann n’est que peinture et, pour le reste, creux, absence. Un trou noir opaque à la fiction qui laisse le monde et les femmes tourner autour de lui avec leurs couleurs.

Entre Saskia et Gabrielle, on rencontre Agostina. Agostina Sergatori, dont on sait qu’elle a partagé la vie de Van Gogh et qu’il l’a peinte. Mika Biermann la saisit en février 1887, ancien modèle, tenancière du café du Tambourin aux murs ornés des œuvres de peintres pauvres. Autant dire qu’il y a beaucoup de tableaux de Van Gogh. Saskia et Gabrielle sont l’éclat de la jeunesse et du soleil. Agostina, c’est la vie dans les embarras de l’âge mûr, des mauvaises affaires, de « la glu de l’hiver ». Elle fréquente les peintres : Manet, Corot, Degas, Toulouse-Lautrec, Cézanne passent en ombres chinoises. Elle est en couple avec Vincent, mais « ne tombez jamais amoureuse d’un peintre. Ils sont sourds et aveugles et n’arrêtent jamais de parler ». L’illustration drôle et amère en arrive quand Van Gogh oublie sa compagne sous la neige pour discuter avec un autre peintre.

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On lit les difficultés des existences féminines et pauvres. Saskia est méprisée par le pasteur Van Gogh. Eugénie, la serveuse du Tambourin, « n’a pas droit à un réchaud dans sa chambre de bonne, et pas d’eau courante ». Agostina fait faillite, retourne vivre chez sa tante. Le travail de maréchal-ferrant de son père dans lequel Gabrielle excelle, elle doit l’accomplir en cachette : « Une femme ne forge ni ne ferre ». Comme Berthe dans Trois jours dans la vie de Berthe Morisot, malgré son inclination et son aptitude, elle est empêchée d’agir. Elle subit les avanies réservées à une jeune fille orpheline et laide. Les mêmes persécuteurs moquent la femme seule et l’artiste étranger. Heureusement, au contraire de Vincent, Gabrielle ne se laisse pas faire. Et cette troisième partie vire à une sorte de western dans la plaine d’Auvers – donc dans les tableaux peints par Van Gogh – « Far Ouest » où Gabrielle vengée finit par croiser le barbouilleur roux au ventre sanglant. Il veut qu’on le laisse tranquille. L’histoire s’arrête là, ne laissant que la vision du peintre : « La percheronne se met en branle. Gabrielle fait un signe d’adieu de la main. Elles se découpent devant un ciel d’un bleu outremer, parsemé de nuages blancs. Les collines tremblent dans la chaleur, on dirait qu’une fumée jaune émane des champs. Les toits du village rouillent au soleil ».

Comme celui de Pialat, le Van Gogh de Biermann n’est que peinture et, pour le reste, creux, absence. Un trou noir opaque à la fiction qui laisse le monde et les femmes tourner autour de lui avec leurs couleurs. Peut-être aussi que c’était le seul moyen d’aborder sans artifice une figure aussi reproduite, aussi envisagée que celle de Van Gogh. Comment dire avec justesse quelque chose de la création sans d’abord gratter le vernis appliqué depuis un siècle sur le peintre de La nuit étoilée ?

Trois femmes dans la vie de Vincent Van Gogh Mika Biermann
« Boulevard de Clichy », Vincent Van Gogh (1887) © Domaine public

L’humour souligne l’humanité banale qui se mêle de tout art : « Février 1887. Paris est devenu le lieu de toutes les spéculations internationales permettant un enrichissement rapide. Malheureusement, Vincent van Gogh qui marche sur le boulevard de Clichy va tout rater. L’avion. L’automobile. Le cinéma. Le voyage à Tahiti. La radioactivité. Le roi Ubu. […] La roue de bicyclette. L’immeuble en béton. C’est normal. Il est de son temps et de son espace ». C’est cette formidable application à exprimer l’espace de son temps qui fait de lui un artiste : « Maintenant, il lui reste un peu plus que trois ans à vivre et 519 tableaux à peindre. Un tableau tous les deux jours et demi. Les doigts dans le nez ». Cette formidable concentration qui, en définitive, le fait dérailler : « La peinture, c’est comme manger un camembert avec des baguettes. Depuis quelque temps, il a l’impression d’être attaché aux bielles d’une locomotive, ça bouge beaucoup, trop pour voir le paysage. Le train va très vite. On dirait une luge descendant un ravin. […] La peinture est un entonnoir bouché ».

Mika Biermann se demande comment on peut être peintre et il en propose un équivalent littéraire : un jardin, un café, le village d’Auvers, une époque – celle où « la box Kodak n°1 […], la première caméra utilisable par tous, même les idiots » et la peinture en tube côtoient les percherons et la haine du Prussien –, naissent de quelques détails, comme une écriture sur le motif. Même si la vie du peintre roux finit dans le fossé, la lecture de Trois femmes dans la vie de Vincent Van Gogh, comme celle de Trois jours dans la vie de Paul Cézanne et de Trois jours dans la vie de Berthe Morisot – livres lumineux publiés au cœur de l’hiver –, montre que l’art arrive à produire l’enthousiasme et la joie.