En parcourant une revue, il y a quelques années, j’eus la surprise de découvrir le Père Noël sur mon divan ! Il s’entendait dire : « Dans la vie, on ne reçoit jamais autant qu’on donne. » Le merveilleux humoriste Voutch m’expliqua qu’il avait pris pour modèle de son dessin une photographie de mon bureau publiée dans Cabinets de psychanalystes (éditions 24×36, 2001). Cet ouvrage était strictement un livre d’images.
Quarante-cinq psychanalystes avaient accepté que soient photographiés, anonymement et sans texte, divans et fauteuils, objets et bibliothèques, bureaux et salles d’attente de leurs cabinets. Un joyeux capharnaüm d’objets, des centaines de livres, des dizaines de sièges, de coussins ou de tapis où chacun pouvait rechercher ce qui lui appartenait, retrouver ce qu’il avait vu ailleurs ; toutefois, seulement un décor. Le temps de l’exercice, analystes et analysants s’étaient absentés. C’est ainsi qu’un inconnu avait pu utiliser mon bureau – mais il avait changé de fauteuil – pour y recevoir le Père Noël.
Michel Gad Wolkowicz explique avoir jusque-là refusé toute participation à une telle entreprise. Celle qu’il réalise avec l’édition d’Images de divans est à l’opposé de cela. Chacun des seize psychanalystes est présent, nommé et photographié. C’est toute la richesse de l’ouvrage : ce sont eux qui nous ouvrent la porte, chaque lieu est habité. « Derrière ces objets beaux, quelquefois mystérieux, ces tableaux différents, probablement de la passion chez chacun, des souvenirs, des figures de rêves, des attentes, des transferts », la possibilité de l’analyse, car quelle autre pratique d’un métier est aussi intriquée à son lieu ? demande-t-il. Le psychanalyste exerce dans son univers : pas de fausse neutralité, de murs blancs, de tableau abstrait passe-partout, voire de banale photo de Freud ou de Lacan.
Quitte à tirer parfois la psychanalyse vers une histoire juive – faudrait-il une version goy ? –, l’ouvrage ne manque pas d’humour. La photographie de la machine à coudre de son père illustre le trait d’esprit rappelé par Michel Gad Wolkowicz :
« – Quelle différence entre un tailleur et un psychanalyste ?
– Une génération. »
À la suite du maître d’œuvre, les analystes qui ouvrent leurs portes au photographe Shlomo Israël, en lui laissant toute latitude, commentent en quelques pages cette expérience très particulière. « Mon hésitation ne tenait pas à dévoiler […] quelque chose de moi. C’était « eux » la question. D’autres « eux ». Ce lieu était-il le mien ? M’appartenait-il seulement ? », s’interroge Monette Vacquin. « La pièce où je pénètre est à la fois mienne et pas mienne », souligne Danièle Brun, mais « la curiosité n’est pas interdite », remarque Evelyne Chauvet.
La pleine saveur de l’ouvrage et la réussite du projet se goûtent quand le psychanalyste en ouvrant sa porte, parfois sans le savoir immédiatement, ouvre des portes comme lorsque, dans un rêve, on découvre une pièce inattendue.
À chacun son style de dévoilement. Il y a les savants qui offrent un texte argumenté et pour l’essentiel des photos de livres – pour l’un d’entre eux, on se contentera de l’image de la porte de son immeuble – et ceux, tel Jean-Pierre Winter, dont le propos insiste sur la judaïté. « Freud semble, à ma connaissance, être le seul penseur d’origine juive à avoir accordé au deuxième Commandement, celui de l’interdit de la représentation, une place centrale », écrit-il avant que nous ne découvrions les multiples objets de son bureau… Avec quelques-uns, nous entrons dans la clinique de la cure, telle analysante qui associe sur une couleur, celui qui se souvient d’un tableau, ou celle-là pour qui le signifiant « cabinet » prend toute son efflorescence. « Je m’entends lui dire : “ Peut-être devez-vous accepter de vous séparer de la petite crotte que je suis pour vous et la laisser dans le cabinet“ », se rappelle François
Villa, quand, grâce aux photos de Shlomo Israël, Hélène Trivouss-Widlöcher a trouvé la dénomination qui convient à son lieu de travail, ni bureau, ni cabinet, mais Studiolo.
Cependant, la pleine saveur de l’ouvrage et la réussite du projet se goûtent quand le psychanalyste en ouvrant sa porte, parfois sans le savoir immédiatement, ouvre des portes comme lorsque, dans un rêve, on découvre une pièce inattendue. Parmi d’autres, les deux pages que Jean-François Solal intitule L’esprit du lieu sont exemplaires. Il y est question de ce qui s’entremêle de l’histoire du psychanalyste, de sa propre analyse, des cures qu’il a conduites, de l’illusion d’être chez soi dans un univers familier alors que chaque objet s’enfuit et que chaque patient se l’accapare. Il se souvient de la chaise longue Le Corbusier de son premier analyste, pas très confortable, puis de la banquette qui évoquait un souvenir d’enfance qu’il avait choisie pour son bureau avant de passer à la chaise longue en cuir rouge que l’on découvre photographiée. « Le confort du divan en dit beaucoup sur la formation et les options du psychanalyste. […] S’enfoncer dans ses profondeurs se prête à la régression […]. Point trop n’en faut […] : une certaine dureté de l’assise pouvait-elle laisser toute la souplesse aux jeux de langage ? », s’interroge-t-il. Il est aussi question de ce qui échappe, des souvenirs et des oublis, des effets de ce volume même. « Il a fallu l’initiative de ce livre pour me faire comprendre que les deux photos de paysage désertiques prises au cours de voyages au bout du monde étaient un hommage discret et insu à l’esprit de mon premier analyste. »
Avec ces Images de divans, ces photographies de Shlomo Israël, ces textes complices des 16 psychanalystes [qui] nous ouvrent leurs portes, complétés par un entretien avec le peintre Gérard Garouste au sujet de son atelier, nous entendons comment l’esprit du lieu peut devenir le lieu de l’esprit.