Le titre du roman d’Antonio Ungar, Eva et les bêtes sauvages, annonce d’emblée la couleur du récit, car l’expulsion du paradis s’y rejoue, non pas une fois mais plusieurs. La forêt colombienne du bassin de l’Orénoque n’y est pas vierge, et aucun des personnages n’est innocent, à l’exception d’une enfant au prénom printanier : Abril. Quant aux bêtes sauvages, si elles existent bien en ces lieux selvatiques, les hommes les surpassent en férocité.
En lieu et place du fameux vers de l’Inferno de Dante, une phrase de préambule nous avertit : « Ce roman est basé sur des événements réels qui se sont déroulés à Puerto Inírida, en Colombie, du 17 au 21 novembre 1999. » Antonio Ungar, alors engagé dans un travail social à Puerto Inírida, a été le témoin de ces faits, a pris des notes tandis qu’ils se produisaient, a songé à écrire une chronique sur cet épisode guerrier – un de plus dans la forêt, un de plus en Colombie –, dû cette fois à une subite ruée vers l’or. Revenant à ses notes des années plus tard, les événements de Puerto Inírida lui ont semblé emblématiques de la dynamique guerrière colombienne, dont donne la mesure la très ardue mise en application des accords de paix signés en 2016 entre le gouvernement et la guérilla. Il a jugé que la fiction romanesque, voire la fable, donnerait au lecteur une perception plus aigüe et plus juste des circonstances de ce déchaînement de violence dans un univers où les forces en présence – paramilitaires employés par des entreprises légales et illégales, guérilleros des FARC, armée, autorités régionales et nationales – coexistaient jusqu’alors dans un équilibre précaire, se tenant en respect autour de tacites accords territoriaux. Il ne s’est pas trompé.
Comment ne pas céder au charme tragique d’un récit qui, durant ces jours de 1999, fait courir les plus graves périls à des amants qui, issus d’univers et de classes sociales étanches, n’auraient pu se rencontrer ni trouver une forme de rédemption hors de ce port fluvial sur la rivière Inírida, où ils sont venus refaire leur vie ou chercher fortune ? Car la composite société de cette localité frontalière proche du Venezuela attire et mêle, depuis des décennies, les aventuriers, les fuyards, les désespérés, les criminels et trafiquants de tout acabit, les guerriers que ceux-ci financent. En 1999, avant les événements, la région était tenue par les FARC. La « guerre de l’or » remettra en cause cet état de fait.
Le roman d’Antonio Ungar parvient à condenser dans ses treize brefs chapitres et l’exemplarité des destins de ses personnages et le récit des journées fatidiques de 1999, mené avec un art de la tension dramatique qui doit beaucoup aux films de guerre. De l’aveu de l’auteur, le climat de folie guerrière que donne à ressentir Apocalypse Now l’aurait inspiré lors de l’écriture de scènes de combat ou de meurtres. On pariera sans grand risque qu’il n’avait pas non plus oublié sa lecture de Chronique d’une mort annoncée de Gabriel García Márquez. Dans Eva et les bêtes sauvages, la voix du narrateur se fait ainsi entendre à plusieurs reprises, ne prédisant pas explicitement le sort des personnages, bernés par de vains espoirs en une vie paisible, mais signalant leur impuissance face à l’inexorabilité de la guerre prochaine. De la chronique de non-fiction d’abord envisagée pour témoigner des affrontements meurtriers de 1999 sur la rivière Inírida, il demeure l’avertissement initial et une sorte d’épilogue qui inscrit les événements relatés dans l’histoire économique, politique et guerrière de la Colombie de 1964 à 2016, et au-delà.
Comme dans un roman-feuilleton magistral, qui tient d’abord séparés les fils de plusieurs trames puis les entretisse de façon inespérée, les sept premiers chapitres d’Eva et les bêtes sauvages narrent tour à tour les histoires de sept personnages résilients, qui de leurs infortunes préalables ont tenté de tirer leçon, les uns trouvant l’amour, les autres une modeste prospérité acquise à la limite de la légalité. Le meilleur du pathétique est d’emblée convoqué car plane sur ces fragiles équilibres de vie la menaçante et insistante rumeur de la découverte d’or en abondance dans un méandre de la rivière Inírida situé à quelques jours de navigation du port.
Le roman d’Antonio Ungar vient à bout du mythe de « l’enfer vert » et de son envers qui de la forêt fait un paradis perdu. Fable et chronique s’y allient au naturel de l’art pour conter le meilleur et le pire d’une Colombie en cruel manque de paix.
Transfuge de la classe moyenne aisée de Bogotá, l’infirmière Eva, qui a dissipé sa folle jeunesse dans la fête à tout casser et le risque mortel de l’overdose, croit pouvoir échapper aux démons de l’addiction, en compagnie de sa fille Abril, à Puerto Inírida. Elle finit par céder à la cour désespérée que lui fait El Gordo Ochoa, un administrateur de dragues d’orpaillage à la solde de prudents trafiquants. Voici pour la première histoire d’amour. La Madrina, qui a dû assassiner son ivrogne de mari pour sauver sa peau, a monté un bordel quasi familial en compagnie de trois employées. C’est là que le docteur Andrade, directeur du dispensaire du port, se console d’anciennes tristesses dans les bras d’Ana, une jeune prostituée dont, bientôt, il s’éprend violemment. Enfin, Andrés, le fils adolescent du gouverneur, contrôle de main de maître avec quelques camarades le commerce de la marihuana dans le port. Résigné à ne vivre qu’un amour platonique avec Eva, il lui témoigne un exemplaire dévouement. Tous ces affligés, qui renaissent à l’espoir, et dont la plupart flirtent avec l’illégalité, sont dotés de grandes qualités de cœur et d’une capacité de survie hors du commun.
La critique a vu dans Eva, qui, blessée par un paramilitaire, se vide de son sang au fond d’une barque dans la forêt où elle portait secours à des Indiens acculés par la famine, une métaphore de la Colombie, abîmée par la drogue mais vaillante et soignante. C’est, non pas dans la seule héroïne, mais dans la poignée de personnages que réunit l’intrigue, que l’on verra plutôt se dessiner une image de la société colombienne prise en étau entre « les armées », pour reprendre le titre éloquent du roman d’Evelio Rosero.
La fable excelle dans le contrepoint qu’apportent aux sept premiers chapitres – ceux de l’idylle menacée – les six suivants, qui narrent avec précision et justesse le crescendo de la violence lors de la guerre éclair de l’or. Non seulement la terreur que sèment les paramilitaires sur le fleuve est mise en scène sans surenchère ni fausse pudeur mais le récit donne la parole à ces mercenaires, qui divisent les hommes en forts et en faibles. Lors d’une conversation initiatique après un massacre suivi d’un viol, l’un de leurs commandants enseigne à une recrue de quinze ans les valeurs qui lui ont été transmises. Cru, son discours résume la morale des guerriers : « Tuer, c’est toujours mal, mais souvent c’est mal et agréable en même temps. » Le récit de la malencontreuse prise du port par les troupes des FARC, tout autant craintes de la population que les paramilitaires, pointe l’obsolescence politique et la déviance idéologique de la guérilla. L’armée, qui bombarde la ville, rétablit un ordre dérisoire. D’or sur l’Inírida, il n’y en avait pas plus que de coutume.
Roman de guerre, Eva et les bêtes sauvages ne chante pas les armes et les hommes mais l’amour, l’enfance, la forêt tropicale et les seuls hommes, femmes et enfants qui savent y vivre et la respecter. Le regard moqueur et empreint de compassion que posent sur leurs visiteurs de la ville ces Indiens Curritacos et Puinaves, pourtant affamés par le mercure que sécrètent les orpaillages dans les rivières où ils pêchent, enseigne à Eva une autre façon d’être au monde. Tout comme le fait la forêt elle-même, si puissante et si formidable que tout être vivant se doit d’y être humble. Un siècle après la parution de La voragine, le roman d’Antonio Ungar vient à bout du mythe de « l’enfer vert » et de son envers qui de la forêt fait un paradis perdu. Fable et chronique s’y allient au naturel de l’art pour conter le meilleur et le pire d’une Colombie en cruel manque de paix.