Un nouveau Törless

Effet du hasard ou lucidité d’éditeur, les éditions La Barque proposent une nouvelle traduction des Désarrois de l’élève Törless, signée Dominique Tassel. Elle vient percuter de plein fouet notre actualité. Son titre est devenu Les égarements de l’élève Törless et son texte, rendu à l’âpreté, à la rudesse de la langue de Robert Musil, révèle subitement combien la tension de ce récit saisissant tient au rapport entre le geste destructeur de son auteur, d’une ironie cinglante, et la construction d’un conte philosophique et spéculatif ouvert sur les possibles de l’être humain, par gros temps.

Robert Musil | Les égarements de l’élève Törless. Trad. de l’allemand par Dominique Tassel. La Barque, 204 p., 26 €

Dans L’élève Törless, Musil décrit la vie d’un internat autrichien qui pourrait valoir pour des dizaines d’autres institutions semblables vouées à former la future élite de l’Empire austro-hongrois au début du XXe siècle et restées indifférentes à la révolution qui commençait à poindre dans l’éducation, instillant liberté, harmonie des corps et des esprits, et bouleversant les relations entre enseignants et élèves. De cette révolution, il n’est jamais nommément question dans le roman de Musil. Mais sa puissance utopique en est d’autant plus présente. L’auteur n’y analyse pas tant les relations entre élèves et enseignants que celles qui naissent au sein d’une communauté fermée de quatre élèves et se développent dans l’ombre et à l’insu du système scolaire, dans les recoins des greniers du pensionnat, comme enfantées par son inconscient. 

Les Égarements de l’élève Törless Robert Musil
« Le jeune Törless », Kazimierz Krolikowski, (1967) © Domaine public

Ce que Musil découvre, parmi ces élèves, ce sont des tyrans et, dans leurs relations, de purs rapports de pouvoir et d’emprise. Dans le pensionnat, un élève vole ses camarades. Plutôt que de livrer le coupable aux instances disciplinaires de l’institution, les trois condisciples décident de le corriger eux-mêmes en secret et de mener leur correction jusqu’à l’expiation et la purification. Or, à mesure que progressent les punitions, la souillure s’imprime sur le corps et l’âme du supplicié, salis par les marques des tortures dégradantes, physiques et morales, que lui infligent ses camarades. Plus tard, Musil reconnaîtra dans cette spirale délétère, qui ne laisse personne indemne, le ressort de la violence politique totalitaire : en 1940, il note dans son Journal à propos des protagonistes de L’élève Törless : « les dictateurs d’aujourd’hui in nucleo ».

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L’écriture de ce roman est un geste aussi bien politique qu’heuristique : son terrain de réflexion et d’expérimentation sera celui des « perspectives infinies » de la fiction.

Avant de devenir romancier, Musil était ingénieur, physicien, mathématicien, comme Lichtenberg ou Novalis. L’élève Törless est son premier roman. Il l’écrit en 1906, à l’âge de vingt-cinq ans, alors qu’il est engagé dans une thèse de philosophie. L’écriture de ce roman est un geste aussi bien politique qu’heuristique : son terrain de réflexion et d’expérimentation sera celui des « perspectives infinies » de la fiction. Et ce choix l’engage pour le reste de sa vie : Musil fera œuvre de romancier et non de scientifique, son langage sera celui ouvert de la littérature et non celui de la science. Être inachevé, à peine sorti de l’enfance, Törless n’est pas à proprement parler un acteur dans cette intrigue, il en est l’observateur, le témoin désirant et consentant. C’est à travers lui, à l’aune des caprices de ses sensations et de ses pensées, du vertige de ses sentiments, de ses désirs et répulsions, de ses illuminations et de ses effondrements, que le lecteur suit cette histoire qu’aujourd’hui on qualifierait de « harcèlement ». L’« élève Törless » ouvre à l’écriture « vivisectrice » de Musil la possibilité du tremblement du sens et de son suspens.

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« L’enfance est comme la mort : une lumière, un son, un cri y sont d’immenses fantômes », écrivait Antonin Artaud. Ces fantômes de l’enfance se forment à même la pulsion nouant le corps vivant au monde dans le silence de la part encore inarticulée du langage. Ils survivent à l’adolescence et, devenus l’écho de désirs tout juste naissants, encore impossibles à dire et à assumer, innommés, ils habitent le corps, hantent et excèdent la langue, la pensée. Ces distorsions, défigurations, fantasmes, constituent la matière de Musil, il leur donne forme, corps et voix à travers le personnage de l’élève Törless qui passe de l’enfance à l’adolescence, saisi dans son devenir autre, dans sa paralysie, dans son impossibilité à nommer, pris au dépourvu par ses désirs, tandis que ses camarades, au contraire, pensent nommer et juger par leurs actes. 

Les Égarements de l’élève Törless Robert Musil
Buste de Robert Musil (Cimetière des Rois) © CC BY 3.0/Fanny Schertzer /WikiCommons

C’est bien avec les moyens de la littérature, par l’invention géniale de ce personnage à moitié fini qui ne coïncide pas encore avec lui-même que Musil réussit à mettre en drame un démontage radical des Lumières à l’aune d’un diagnostic sans appel sur son époque et les internats d’un empire en déclin. Plaçant Törless allongé dans une clairière, contemplant dans le ciel, non la voûte étoilée au-dessus de sa tête, à l’inverse de Kant (un Kant que Törless ne parvient ni à comprendre ni même à lire dans le roman), mais un trou qui s’enfonce sans cesse toujours plus loin dans l’infini, le laissant, lui minuscule point perdu sur la Terre, sans repère, dépourvu de toute loi, de toute loi morale cela va sans dire. Mais L’élève Törless n’est pas un conte moral. Il n’est pas non plus exactement un roman d’initiation : ce vertige, cette béance aussi bien morale qu’épistémologique s’imprime à même le texte, comme un problème qui jamais ne se résorbe ni ne se résout. L’écartèlement, l’ambivalence, l’indétermination de Törless, aussi bien mentale que sexuelle, répondent à un tremblement de terre plus vaste, moral, charnel, intellectuel.

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L’élève Törless n’est pas un conte moral. Il n’est pas non plus exactement un roman d’initiation : ce vertige, cette béance aussi bien morale qu’épistémologique s’imprime à même le texte, comme un problème qui jamais ne se résorbe ni ne se résout.

« Une petite station sur la ligne qui mène en Russie »… telle est la première phrase des Égarements de l’élève Törless. En rétablissant le mot « station » plutôt que « gare » (ancienne traduction de Philippe Jaccottet), c’est-à-dire en traduisant fidèlement l’idée d’étape plutôt que celle de destination, Tassel restitue le mouvement qu’imprime Musil d’entrée de jeu à son roman. Personne n’ira jamais en Russie. Les rails s’étendent à l’infini dans les deux directions opposées, vers l’Est et vers l’Ouest, tandis qu’au sortir de la gare la « route se perd dans le sol piétiné ». Ce mouvement ne mène nulle part. Le récit de Musil narre un piétinement, un embourbement aux confins d’un monde en décadence. C’est cette absence de direction, d’orientation, que la nouvelle traduction de Tassel rend magnifiquement, en restant fidèle aux tâtonnements de la langue de Musil où l’indéfinissable, l’indéterminé, l’incessante transformation des sensations, où les phrases inachevées deviennent autant de leviers pour déjouer les voies de la logique, du sens et de la morale. 

C’est certainement cette désorientation que Dominique Tassel a voulu traduire en retenant le terme d’« égarement » pour le titre, plutôt que celui de « désarroi » autrefois choisi par Jaccottet. Pour qu’il y ait « égarement », encore faudrait-il qu’il existe une direction qui soit la bonne, or elle est largement absente ici. Peut-être « désarrois » (privation de tout arroi, de tout équipage) rendait-il mieux cet état de nudité morale décrit par le roman comme un problème qui, sans jamais découvrir sa résolution, trouve ici sa formule la plus radicale. Bien plus tard, dans les années 1950, Hannah Arendt réinventera cette même formule. Elle y identifiera l’expression de l’« arbitraire le plus terrifiant » et le fondement, au-delà du nihilisme (le « tout est permis » de Nietzsche), du totalitarisme (« tout est possible »), donnant raison à la relecture qu’en faisait Musil en 1940. Cette formule, c’est Törless qui l’énonce : « Je n’en ai plus rien à faire des énigmes. Tout peut avoir lieu : voilà l’unique sagesse. »