Chronique d’une disparition

Le 4 août 2020, des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium explosaient dans le port de Beyrouth, dévastant la ville déjà en proie à la pandémie de covid-19 et faisant plus de deux cents morts et des milliers de blessés et de sans-abris. C’est sur cette explosion que s’achève le roman de Jabbour Douaihy, décédé quelques mois plus tard dans une bourgade de cette montagne libanaise qui l’avait vu naître et qu’il n’a cessé d’évoquer tout au long de son œuvre. Les vapeurs toxiques qui se dégagent alors ne sont peut-être que l’ultime manifestation d’un poison plus subtil qui avait envahi l’air du Liban de longues années auparavant et que le narrateur du roman tente de fuir en s’enfermant dans le silence et la solitude.

Jabbour Douaihy | Il y avait du poison dans l’air. Trad. de l’arabe (Liban) par Stéphanie Dujols. Sindbad/Actes Sud, 186 p., 21,80 €

Le récit s’ouvre sur une photo de famille prise à la fin des années 1950 par un de ces photographes ambulants passant de maison en maison : une femme élégante, alanguie dans un canapé de rotin, sur le mur au-dessus d’elle un portrait du général de Gaulle en train de prononcer un discours. À sa gauche, un garçon aux cheveux humides, et entre eux un chien qui dort, roulé en boule. Tout semble suspendu, paisible. Cependant, en s’attachant aux regards, on perçoit l’angoisse et l’effroi. « Seul le chien savoure le calme qui suit le déjeuner à la saison chaude. » Il se nomme Fox, et c’est le seul des protagonistes du roman à être désigné par son nom. 

Jabbour Douaihy, Il y avait du poison dans l’air.
Beyrouth © Noame Toumiat

Celui qui déroule le fil de sa vie à partir de cette photo dont il ne se séparera jamais conserve obstinément un anonymat peut-être générique alors même qu’il s’attache à nommer chacun des lieux de son errance et chacun des objets qui l’habitent. Étrange narrateur que cet homme – l’enfant de la photo – toujours à distance de lui-même, assoiffé de lectures mais incapable d’écrire, à part quelques lettres d’amour rédigées l’été de ses dix-neuf ans. Il y a du Rimbaud dans ce personnage. Lorsque, avant de disparaître lui-même, il entreprend de relire puis de brûler méthodiquement les livres qu’il a le plus aimés, le dernier qu’il sacrifiera sera Les Illuminations, « petites annales du désordre des sentiments ». Il le relit une dernière fois, puis le garde plusieurs jours dans sa poche, « comme ses dernières cartouches », en récite des passages à voix haute en arpentant sa chambre. 

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Son histoire, comme celle de sa famille, est faite d’exodes successifs au gré des vicissitudes que traverse le Liban. Pour fuir les snipers et les bombardements, ils quittent une bourgade de la côte pour un paisible village de la montagne. Le père emporte sa brillantine et ses outils de cordonnier, la mère ses pots de fleurs et son Évangile. Quant à la tante – la dame de la photo –, une ancienne reine de beauté qui a fait fortune au Brésil, elle ne saurait se séparer  de ses robes, de ses souliers, de ses bijoux et encore moins de ses produits de maquillage. Le fils se satisfait de sa réserve de livres sans savoir qu’au cours de cet étrange été il va « tomber dans le chaudron de l’amour », peut-être pour la première et la dernière fois. 

Quand la semi-villégiature devient monotone et que, la pluie venant, l’endroit devient ingrat, tout le monde se transporte à Beyrouth. Le héros, fantôme délaissant la lecture et ses cours à l’université, parcourt la ville en tous sens. « Je déambulais dans une grande fable qui me dispensait des mystères de la fiction. » Il lit tout ce que l’on peut lire dans les rues : leurs noms écrits sur des plaques, les enseignes des boutiques, les avis de décès, les menus affichés à la porte des restaurants. Il est également attiré par des choses qui ne se lisent pas, et ses souvenirs, qui sont sans doute ceux de Jabbour Douaihy lui-même, font revivre la ville d’avant la guerre civile et les catastrophes qui depuis s’y sont succédé : les couleurs vives de certaines façades, « les hauts murs avalés par les plantes grimpantes et les fleurs desséchées, cachant de vieilles maisons où des familles anciennes, en voie d’extinction, menaient une vie austère et silencieuse avec des règles d’un autre temps ». 

Jabbour Douaihy, Il y avait du poison dans l’air.
Ancienne maison ottomane (Beyrouth) © D.R.

L’époque est aux aventures politiques sanglantes et parfois grotesques. Le héros sans nom en tentera quelques-unes, plus par jeu que par conviction. Son père, qui est membre de la confrérie du Sacré-Cœur et observe les préceptes de l’Église, s’affiche comme communiste et disserte volontiers sur la transformation en marchandise de la force de travail. Le projet du fils de rejoindre les fedayin palestiniens de la vallée du Jourdain échouera de façon piteuse à cause d’une crise de colique. Devenu un temps trotskyste, il se met, la nuit, à rayer les belles Jaguar et les belles Mercedes et à crever leurs pneus pour venger l’assassinat d’un de ses camarades. Cependant, ni les activités de sa cellule révolutionnaire, ni la multiplication des conquêtes galantes ne parviennent à le tirer de la mélancolie et de la fascination de la mort.

Comme absent à lui-même depuis qu’il a été arraché au paradis de l’enfance, cet étrange dandy va se dépouiller progressivement de tout ce qui l’attachait à la vie. Ce récit d’une ascèse tragique devient alors d’une beauté bouleversante. Chaque détail infime d’un monde en train de disparaître – le balancement de la cime d’un peuplier ou une escadrille de pigeons se posant sur un toit de tuiles rouges – prend un relief extraordinaire. Il y avait du poison dans l’air est sans doute le plus beau roman de Jabbour Douaihy, comme une déclaration d’amour à la vie qui le quittait et à son pays plongé dans le malheur.