Lecteur, parmi des milliers d’autres, le géographe Jean-Louis Tissier s’est attaché à rendre compte d’Avec les Fées, le nouveau livre de Sylvain Tesson, parti à leur recherche le long de la côte atlantique. Des fées, rien que des fées, en fermant les écoutilles pour échapper aux polémiques sur l’engagement à l’extrême droite de l’auteur et aux échos des pétitions sur sa nomination comme parrain du Printemps des poètes.
Les cartes insérées dans le livre nous annoncent une navigation et des escales, une traversée des latitudes celtiques de la Galice aux Orcades, une revue des finistères européens. Le trait suit fidèlement l’infini découpage de ces rivages et des sites qui s’y abritent, promesses de mouillages multiples.Le bandeau de la couverture intrigue : l’océan et des écueils sont nappés d’un bleu crépusculaire, une silhouette, humaine, assise sur une falaise, lit ou écrit, à la lueur d’une lampe-tempête. Pause ou pose, en attendant les sirènes ou les fées ?
Embarquement imminent : « L’été commençait quand je partis chercher les fées sur la côte atlantique ». Dans Le miroir de la mer, Conrad a écrit que « certains commandants de navire prennent leur point de partance de la côte métropolitaine avec tristesse. Ils ont une femme et peut-être des enfants ». Quand le poète appareille, seules les fées à venir le motivent, il doit cependant se garder des écueils, des brisants…
Tesson formule une brève théorie du promontoire : « Le promontoire recèle trois trésors : la promesse, la mémoire, la présence. On se tient au bout d’un cap de l’Ouest, impatient de qui surgira (la promesse), heureux de ce qui tient dans le dos (la mémoire) et campé sur la falaise (la présence). » Sous couvert de théorie, l’auteur se met en scène, le promontoire est le site d’une posture, d’un ego compris entre continent et océan. On aura compris, dès la page 22, qu’à l’œuvre, qui a déjà proposé un Petit traité sur l’immensité du monde (Editions de la Loupe, 2006), vient s’ajouter ce nouveau livre qui doit faire date et surtout marché.
Le lecteur qui a visité certains de ces promontoires celtiques y a éprouvé ce que Romain Rolland et Sigmund Freud, dialoguant il y a un siècle, ont qualifié de « sentiment océanique », la sensation de ne faire qu’un avec l’univers, entre continent et océan, des éléments. Quand Sylvain Tesson se met en scène dans ces parages atlantiques, il n’augure pas une réflexion. Poursuit-il celle de ces ouvreurs ? Lui seul pourrait répondre. Le livre atteste surtout de son endurance terrestre et de son goût de la croisière, expériences qui sont les pré-textes de son écriture.
Tesson : « Le Raz : je m’arrêtais sur le dernier rocher, à l’extrémité de la pointe, avant la chute ». Retenue prosaïque inhabituelle ou indifférence à ce site ? Retrouvons Julien Gracq au Raz : « J’eus conscience en une seconde, littéralement, matériellement, de l’énorme masse derrière moi de l’Europe et de l’Asie, et je me sentis comme un projectile au bout d’un canon, brusquement craché dans la lumière. » Ce maître nous avait mis en garde contre ce qu’il avait appelé «la littérature à l’estomac», Sylvain Tesson le mentionne à plusieurs reprises sans le citer. Nombreux sont les auteurs préposés au rappel de sa bibliothèque, famille éclectique, où les Anglo-Saxons sont attendus. Mais certains semblent un peu égarés dans ces landes océaniques, ainsi Lawrence d’Arabie ou ces Germains, si peu Celtes, Goethe et Nietzsche. Dans ce chapelet des atlantistes de cœur, deux auteurs semblent mis en quarantaine : sont évoqués les « borborygmes » de Guillevic ou la pièce « absconse » de Synge.
On repère un protocole : le voilier longe les côtes, aux escales les marins déposent l’écrivain qui, enfin seul, dans la nature, marche ou pédale, vers les promontoires-écritoires. « Je débarquais le matin, sillonnais les collines à bicyclette, et regagnais le bateau le soir… » Ce régime d’écriture s’accorde avec celui des randonneurs-lecteurs qui sont un segment du marché. Pour des mollets éprouvés, quelques pages pour la tête suffisent à relaxer.
Du Pays de Galles à l’Irlande rôdent les Celtes et le Graal, Sylvain Tesson le sait, et le fait savoir, de son style économe, par les pages et par les brèves. « Le Celte est un homme de patience » ; l’assertion évite de développer les incertitudes de leur destin. Leurs grandes pierres levées ou entablées sont réduites à du mobilier rustique, durable : « Ce plaisir de jeter quelques lignes dans son carnet contre une pierre qui a attendu cinq mille ans pour vous servir de dossier ». Gracq, lecteur contemporain du Graal médiéval : « C’est un plaisir fiévreux entre tous qu’on éprouve à se promener aujourd’hui encore dans ces jardins magiques et obsédants ». Dans le court chapitre qu’il consacre au Graal, Tesson l’identifie à un pilier, stack, dont il entreprend et réussit l’ascension : « Avais-je atteint le Graal au sommet de ce stack ? » La varappe est un exercice exigeant. La littérature serait-elle sa corde de rappel ?
« Ensuite, j’écrivais à grands coups. Paf le jour! Paf la nuit ! La mer et la terre. » Tiens ! : un « short message service »… Et si le SMS était la forme contempo-reine de l’aphorisme ? L’écrivain pressé du XXIe siècle se libère même de l’élégante concision de Paul Morand. Continuons… Et si ces formulations élémentaires étaient la ration que le lectorat contemporain tolère ? Le « grand » écrivain au calibre du short ms !
Il y a parfois des élargissement emphatiques, après l’opportun dossier de granite, nous lisons cette confidence sur l’oreiller de papier bible : « J’avais l’anthologie de la poésie anglaise dans l’édition de la Pléiade. Ce gros livre rouge me servait de repose-tête quand je dormais dans l’herbe salée. Le molleton de cuir et les pages de papier bible gonflées de sel faisaient un coussin. Les poèmes assuraient la conversation au réveil. » Que de sel en terre celte ! Usage ignoré de la Pléiade, à signaler à Alberto Manguel pour un addendum à sa Bibliothèque, la nuit.
À l’amateur averti des gneiss, granites, felspaths, grès, qui truffent son texte (honneur au Old Red Sandstone dévonien, qui ne savait qu’il serait un jour le refuge du Graal !), on fera observer que ces promontoires apparus il y a 50 millions d’années avec l’ouverture de l’Atlantique Nord attendaient impatiemment sa visite, un peu jaloux de ses séjours en Baïkalie ou en Ionie.
Il y a passablement de vent dans ces semelles et pas seulement celui que Conrad appelle sur l’Atlantique « le souverain de l’Ouest ». Proposons à la nouvelle ministre de la Culture la création d’un printemps des prophètes. On devine qu’un mécène généreux et intéressé se présentera, l’un de ces Celtes christianisés que l’auteur célèbre : « La douceur celtique avait accueilli l’amour chrétien ». Il offrira un plateau-promontoire TV à celui qui tonne contre « les machines qui empiètent sur l’homme ».