Imaginons que nous commettions une erreur. Plutôt que de l’appeler De plomb et d’or, nous appellerions le récit de François Jonquet D’or et de plomb. De fait, son livre se divise en deux parties : une première partie qui brille de l’éclat funèbre de son personnage principal, l’artiste Christian Boltanski, hissé au rang d’idole ; une seconde partie qui raille le milieu de l’art contemporain. De l’une à l’autre, le roman glisse et séduit tout en semant quelques doutes rachetés par l’humour et la drôlerie.
François Jonquet est à la fois critique d’art et romancier-portraitiste. De plomb et d’or est un roman, un récit écrit à la première personne, dont le premier volet a des accents autobiographiques prononcés. François, à la fois auteur et narrateur (il n’aura de nom de famille que tard dans l’histoire), commence par brosser le tableau moqueur de la famille dont il est issu : une lignée de notaires de province où la conservation est reine. Tout y est affaire d’héritage : les meubles et les bibelots, les idées de droite et le droit, les vieilles tantes dont les prénoms, Modestine et Irène, prêtent à sourire. Tout se passe comme si le livre naissait dans une vieille boîte de biscuits un peu rouillée, de celles qui font les délices des artistes post-Duchamp – ceci n’est pas un détail. Le ton est rieur, l’écriture assez foldingue, libre, se passant largement de ponctuation.
Puis le récit s’infléchit. Nous sommes en 1986, le XXe siècle n’est pas encore mort, le père de François, lui, est mourant, hospitalisé à la Salpêtrière, à Paris. Son fils erre, en pleurs, soudain happé par une silhouette au pas décidé qui l’aimante jusqu’à la chapelle de l’hôpital. Suit une scène extraordinaire, la description hallucinée et décomposée d’un intérieur consacré métamorphosé, assemblage inédit d’ampoules nues, de photos aux mille nuances de noir et de blanc, de visages familiers et spectraux… Le lecteur hésite, reconnaît peu à peu la signature, l’empreinte des installations-tombeaux de Christian Boltanski. Un élément sépulcral vient nourrir le récit ; la conservation prend un nouveau sens, plus proche de celui d’élégie et de faire-mémoire.
De plomb et d’or se mue alors en roman de formation. Le grand artiste se fait maître. Le narrateur devient son élève et son ami, son admirateur et son fils putatif. François Jonquet est suffisamment fin pour ne pas proposer une explication ou un commentaire de l’œuvre de Boltanski. Celle-ci a été amplement, voire trop, commentée ; surtout, elle a déjà subi moult appropriations, déformations et imitations. À l’exégèse, il préfère la citation, et plutôt que de gloser il ne se prive pas de donner directement la parole à l’artiste dont il a été proche – les passages sont en italique et ont été « publiés avec l’autorisation d’Annette Messager », précise le livre à la fin.
Le lecteur est prié de ne pas bouder son plaisir, car les mots de Boltanski – plus exactement, la leçon qu’il distille au fil des pages – sont un bonheur. Autodidacte, il se révèle savant, portant sur ses épaules toute la sombre histoire européenne du XXe siècle humain, il se montre à la fois humble et orgueilleux, cabot, se découvre férocement clairvoyant, tout entier dédié à son art, doué de la folie contrôlée qui va souvent avec le talent-génie ; plein d’une immense humanité.
Il n’est jamais où on l’attend, ou alors il l’est trop et c’est peut-être un des revers du livre, un des défauts de ce portrait-hommage : il alimente le mythe, la légende Boltanski, même si celle-ci est partagée avec celle de sa compagne, Annette Messager, appelée La Messagère. François Jonquet n’évite pas toujours le piège de ce qu’il entend dénoncer, le culte. « Être salué comme un rabbin, un prêtre, chaman, enfin une espèce de sauveteur le mettait au comble de la gêne », écrit-il lui-même à propos de Boltanski accueilli comme un messie par des commanditaires.
Puis le maître s’efface et laisse la place à un personnage de galeriste, amante de François, piètre artiste qui s’en va dérivant vers l’artifice, l’argent, le clinquant et l’enfumage qui sont souvent le lot de ce qu’on nomme « art contemporain ». Le roman devient franchement comique, quoique un peu chaotique. Il s’effiloche, mais il propose une satire dépourvue d’amertume du mariage vénéneux de l’art et de la finance, de la globalisation et du spectacle, phénomène parfaitement analysé par Annie Le Brun qui abhorre ce « réalisme globaliste », cynique et marchand.
De plomb et d’or est l’histoire de l’effondrement de François et l’histoire d’un désenchantement. C’est un livre qui cahote, avec des hauts et des bas, des trouvailles et des ratés, plusieurs descriptions-scènes réjouissantes. On s’y amuse, on peut s’y lasser mais on s’y pose bien des questions : sur la beauté et la laideur, sur les corps et les âmes, sur le signifiant art-con-tem-po-rain, sur la responsabilité de l’artiste et la place de Christian Boltanski, ce qu’il a inventé ou perpétué, désacralisé ou resacralisé, ce qu’il a permis et ceux qui l’ont trahi.
À la Biennale de Venise vue par François Jonquet, des morues salées éclairées par des ampoules figurent le pavillon portugais tandis qu’un tas de jeans symbolise les migrants noyés en mer : comme c’est minable, comme c’est obscène.