Heidegger « historien »

Au fur et à mesure que l’œuvre de Martin Heidegger est mieux connue, les spécialistes discernent toujours davantage les différents points de passage sur le « chemin de pensée » du philosophe. Avec la traduction française du tome 23 de l’Édition intégrale, qui correspond au cours donné à Marbourg durant le semestre d’hiver 1926-1927, à un moment crucial, puisque c’est celui de l’achèvement, et même de la correction des premiers placards de Sein und Zeit (qui paraîtra au printemps 1927), nous restons dans une « phase » de l’évolution de la pensée de Heidegger que l’un des traducteurs de l’ouvrage, François Jaran, nomme « la phase de la métaphysique du Dasein ».

 

Martin Heidegger | Histoire de la philosophie. De Thomas d’Aquin à Kant. Trad. de l’allemand par François Jaran et Sylvain Camilleri. Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 294 p., 27 €

Après l’herméneutique de la facticité, se détachant de plus en plus de la phénoménologie entendue au sens husserlien, Heidegger suit la voie de « l’ontologie fondamentale ». C’est-à-dire de l’interrogation sur le sens de l’être (la Seinsfrage) à partir de l’étant, le Dasein, pour lequel, dans son mode d’être (l’existence), l’être est en question. Le chemin emprunté remet en jeu l’intelligence de ce qu’est la philosophie et dirige un nouveau regard sur son histoire. Le cours du semestre d’hiver 1926-1927 se situe dans la continuité de celui du semestre précédent. Dans ce diptyque, il s’agissait de « répéter […] le coup d’envoi initial » de la philosophie avec la pensée grecque (voir Concepts fondamentaux de la philosophie antique, Gallimard, 2003), de la comprendre à partir d’elle-même, de mesurer combien sa conception de l’être et de ses déterminations continue d’orienter la philosophie depuis le Moyen Âge jusqu’à l’époque moderne. Heidegger, au semestre suivant (été 1927), celui qui nous occupe, détermine ainsi ce qui lui semble les acquis des deux cours précédents : « on peut d’ailleurs montrer historiquement que toutes les grandes philosophies depuis l’Antiquité se comprennent en réalité plus ou moins explicitement comme ontologie, et que c’est en tant que telles qu’elles ont été recherchées. Mais on peut également montrer que ces tentatives ont toujours échoué à nouveau, et pourquoi elles ont dû échouer ainsi. Dans mes cours des deux précédents semestres sur “La philosophie antique” et “L’histoire de la philosophie de saint Thomas à Kant”, j’en ai fourni la démonstration historique » (Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Gallimard, 1985).

Mais « historique » ici ne veut pas dire « historiographique ». Heidegger distingue soigneusement son travail de celui d’un historien de la philosophie, l’essentiel étant de montrer que la philosophie, et en particulier la philosophie moderne, a manqué jusqu’ici la différence ontologique entre l’être (« l’être n’est pas ») et l’étant. La compréhension de ce qui va devenir le destin de la métaphysique ne peut passer que par une remise en question des concepts fondamentaux de la pensée antique, médiévale et moderne. Ce que l’ouvrage contemporain de tous ces enseignements, Sein und Zeit, appelle la « tâche d’une destruction de l’histoire de l’ontologie ». La nécessité de reconquérir le sens de la philosophie comme « science critique de l’être », face au néokantisme, à la « philosophie comme science » de Husserl et au déploiement des sciences positives, rend impérative et préalable à toute avancée possible cette tâche de destruction, c’est-à-dire la compréhension des raisons pour lesquelles l’être a été manqué.

Martin Heidegger | Histoire de la philosophie. De Thomas d’Aquin à Kant.
Vitrail représentant John Duns Scot (couvent des Franciscains, Paris XIVe) © CC BY-SA 3.0/GFreihalter/WikiCommons

À l’hiver 1926-1927, le philosophe, sans avoir complétement achevé son exploration de la pensée antique, en vient à l’époque médiévale et moderne en s’arrêtant avant le commencement de la période critique inaugurée par Kant. Il institue Thomas d’Aquin en représentant de la pensée médiévale. Pensée à laquelle il avait déjà consacré sa thèse d’habilitation à travers l’œuvre de Duns Scot. Comme le pressentait Jean-François Courtine en 2001 (dans « Heidegger et Thomas d’Aquin », revue Quaestio, 1, 2001), avant la publication du tome 23 de l’Édition intégrale en Allemagne (2006), la première partie du cours, centrée sur le docteur angélique, ne contient pas de « surprise » par rapport aux autres lieux de confrontation entre les deux penseurs (notamment avec le retour à saint Thomas dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, chap. II de la 1ère partie). Fidèle à la méthode énoncée dans le cours précédent, Heidegger examine la pensée de saint Thomas à partir de concepts fondamentaux, et en particulier celui de vérité que l’Aquinate expose dans la question disputée, De veritate. Le Moyen Âge en général, et Thomas en particulier, sont jugés « à la traîne derrière la philosophie antique en raison de la reprise traditionnelle non clarifiée de propositions et d’opinions », ce qui porte Heidegger à conclure que « dans l’ensemble de l’histoire de la recherche philosophique au sens strict, le Moyen Âge n’a pas une signification fondamentale, mais seulement le rôle d’empreinte déterminée de transmission de l’héritage ». Le Souabe, comme hanté depuis les années 1920 par la question de l’entrée de Dieu en philosophie, en profite pour marteler que la philosophie est gottlos (athée). Une métaphysique entièrement dirigée par la théologie chrétienne ne peut que manquer, selon lui, la dimension proprement ontologique, et du même coup manquer le sens originaire de l’être de l’homme. 

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Depuis, les historiens (au sens vulgaire pour Heidegger) de la philosophie ont fait justice des « coups de force » (Jean-François Courtine) interprétatifs et s’efforcent de sortir du schéma heideggérien de l’histoire de la métaphysique (voir, dans le même numéro de la revue Quaestio, l’article d’Olivier Boulnois sur les différentes structures de la métaphysique médiévale). Au-delà d’une lecture des médiévaux trop dépendante de celle de Suarez, reste que l’identification de l’esse avec l’actualitas conduit naturellement l’esprit à se demander ce qui cause cette actualité et à la renvoyer, par une sorte de tour onto-grammato-logique, à un esse purus ou esse subsistens, un esse qui ne serait qu’actualité pure et donc serait vraiment. Ce qui ramène, selon Heidegger, à la situation grecque, laquelle interprète mal le devenir comme n’étant pas vraiment et recherche l’étant vraiment étant. Heidegger dénonce cette élucidation du sens de l’être (qui non seulement n’est rien d’étant mais n’est pas) comme pas assez radicale . 

Du Moyen Âge, le professeur en vient à Descartes. Le « cavalier français » est omniprésent dans l’œuvre du Souabe, l’explication avec lui est permanente. Aussi les pages du cours largement centrées sur le commentaire des Méditations métaphysiques ne présentent-elles pas de « surprise », pour reprendre le mot de Jean-François Courtine. Elles se tiennent entre deux affirmations : 1. avec le « sujet » cartésien, « un nouveau commencement, un nouveau point de départ » est donné à la philosophie ; 2. il s’agit d’un « ratage de la question ontologique fondamentale qui lui est relative. […] Ratage, c’est-à-dire que l’on demeure au stade de l’Antiquité, reprise de l’ontologie scolastique et antique. La res cogitans (« d’un cogito sum tout simplement évident et formel « ) perd le Dasein, dont le sens d’être reste fondamentalement indéterminé ». 

Martin Heidegger | Histoire de la philosophie. De Thomas d’Aquin à Kant.
Baruch de Spinoza (1632-1677) © Domaine public

La vraie « surprise » vient des pages consacrées à Spinoza. Le polisseur de verres est un des grands absents du dialogue pensant de Heidegger avec les philosophes. Les commentaires des propositions de l’Éthique et l’analyse des concepts de substance, d’attribut et de mode en sont d’autant plus précieux. On comprend pourquoi Spinoza ne symbolise pas, dans la vision heideggérienne de l’histoire de la métaphysique, une étape cruciale : « la systématisation du tout de l’étant au sens de l’idée grecque d’être [y] atteint sa forme la plus extrême ». Bien que soit affirmée dans l’introduction du cours « l’importance » de Spinoza, « en vertu de son rapport à Descartes, mais également de la tradition théologique particulière dont il est issu – philosophie de la religion et scolastiques judaïques – qui recoupent les mêmes fondements », il demeure le penseur de l’être identifié à la substance. 

Le Leibniz que commente ensuite Heidegger va devenir un témoin qui suivra tout le développement de la pensée du Souabe. Pour l’heure, il tient à « déterminer de façon plus précise la structure monadologique de la substantialité ». Il reviendra plus longuement au Lipsien dès 1928 avec un cours (Les fondements métaphysiques de la logique à partir de Leibniz, tome 26, non encore publié en français). L’enseignement du semestre, ne pouvant qu’esquisser la réflexion sur Kant dans les suppléments, s’achève par un examen de la pensée de Christian Wolff et de Christian August Crusius. Ces deux auteurs, le deuxième moins connu que le premier, sont importants dans la mesure où leurs œuvres vont structurer l’enseignement européen de la philosophie. Ici, ils servent surtout d’introduction à la pensée de Kant. 

Heidegger, avec ce cours et dans beaucoup d’autres, aura donc montré comment « l’histoire de la philosophie » appartient à la philosophie ; « elle n’est pas un quelconque appendice qui peut fournir à l’occasion matière à l’examen » (voir Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, le cours qui suit immédiatement celui qui nous occupe, p. 41-42 de la traduction française). Et il aura montré que cette histoire ne peut passer que par une réappropriation déconstructrice (et non destructrice) de la tradition.

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