Deux révolutionnaires qui passent

Sous-titré « Sur une page des Misérables », le nouveau livre d’Olivier Rolin, Jusqu’à ce que mort s’ensuive, est à la fois une enquête historique prenante et un dialogue littéraire méditatif entre les écrivains, les siècles et les villes. En retraçant les destins réels mais romanesques de deux révolutionnaires de juin 1848 mentionnés par Victor Hugo, il scrute ce qu’on peut connaître d’un passé ni récent ni fameux. Et interroge, dans une sorte de roman vrai teinté d’humour et de mélancolie, l’engagement révolutionnaire.

Olivier Rolin | Jusqu’à ce que mort s’ensuive. Gallimard, 320 p., 19 €

Le premier chapitre de la cinquième partie des Misérables s’intitule « La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple ». Par un écart assez étrange dans le récit d’une insurrection en 1832, Hugo y décrit deux barricades voisines de la révolution de juin 1848, l’une « monstrueuse » et chaotique, l’autre « perpendiculaire », géométrique, rationnelle, efficace. Il présente ensuite les hommes qui les commandent : Frédéric Cournet, ancien officier de marine, « les épaules larges, la face rouge, […] énergique, irascible, orageux », Emmanuel Barthélemy, ouvrier mécanicien, « maigre, chétif, pâle, taciturne ».

Olivier Rolin Jusqu'à ce que mort s'ensuive Cournet
« Assaut de la barricade du Faubourg Saint-Antoine et mort du général Négrier », Gaspard Gobaut (1848-1882) © Paris, Musée Carnavalet

Ces deux personnages, Hugo ne les associe pas uniquement par souci de symétrie. Si Barthélemy était loin d’être chétif – Olivier Rolin le montre par la consultation des documents de l’époque –, ils se sont suffisamment opposés pour séduire le maître de l’antithèse : ils furent en 1852 les protagonistes du dernier duel mortel en Angleterre. Entre soulèvements, emprisonnements, évasions, exils, projets avortés d’attentat et difficultés matérielles, ils eurent des vies à la fois extravagantes et emblématiques de celles des révolutionnaires français du XIXe siècle.

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[…] empruntant à la biographie, à l’essai littéraire, au roman-feuilleton, à l’histoire, à la rêverie et urbaine, [le livre] n’est finalement d’aucun genre.

Comme Victor Hugo mêle personnes réelles et personnages de roman, récit et commentaire, fiction et expérience personnelle, Oliver Rolin brise la chronologie, tisse les époques – les événements, l’écriture des Misérables, sa propre enquête en 2022-2023 –, les documents de police et les pages littéraires, qu’elles soient d’imagination ou de témoignage (Les Mystères de Paris aussi bien qu‘Histoire d’un crime).  En se fondant dans le texte hugolien ou dans les actes de justice britanniques, Rolin arrive à faire revivre une errance fébrile au faubourg Saint-Antoine le lendemain du coup d’État, une journée de duel dans la grasse campagne anglaise. On sent presque physiquement la verdeur de l’herbe et son humidité, la peur des protagonistes.

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Dans cette recréation combinant les différentes sources qui ont dessiné l’image qu’on se fait du XIXe siècle, les livres d’Hugo, de Balzac, d’Eugène Sue, de Dickens, jouent un rôle aussi important que les réflexions de l’auteur, ses interrogations, ses déambulations sur les lieux à « la recherche de ces traces qui sont, avec la littérature, ce qui reste d’une ville disparue ». Il en résulte que Jusqu’à ce que mort s’ensuive empruntant à la biographie, à l’essai littéraire, au roman-feuilleton, à l’histoire, à la rêverie et urbaine, il n’est finalement d’aucun genre.

Tout en cherchant la vérité des vies de Barthélemy et de Cournet, Olivier Rolin ne méconnaît pas ce qui en est inaccessible. Et il donne à le lire : « On ne sait pas, on interprète, on rêve. » La part de mystère résiste. On ne saura pas vraiment si Cournet était sur la barricade du faubourg Saint-Antoine et, s’il y était, comment il a traversé la répression. On ne saura probablement jamais ce qui avait poussé Barthélemy à creuser une cache d’environ 1,40 m de côté sous son plancher, ni qui, en un tragique soir londonien, était la femme à la voilette qui l’accompagnait. Avec sa composition savante, avec l’élégance exacte de l’écriture, ces taches opaques font la séduction de Jusqu’à ce que mort s’ensuive.

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Sans doute est-ce ce croisement de la Grande Histoire et de la Grande Littérature avec une préoccupation intime qui fait que « Jusqu’à ce que mort s’ensuive » touche et résonne profondément.

Barthélemy est blanquiste, Cournet, partisan de Ledru-Rollin, c’est-à-dire « rolliniste » – ça ne s’invente pas. Dans les querelles du milieu des exilés londoniens, dans les accusations mutuelles de traîtrise, il y a quelque chose des affrontements idéologiques de l’extrême gauche dans les années 1960 et 1970. L’auteur, qui fut un des dirigeants de la Gauche prolétarienne, fait d’ailleurs le parallèle, au moment où il réfléchit aux raisons qui l’ont poussé à écrire le livre : il s’est arrêté sur Cournet et Barthélemy parce qu’il a vu en eux « deux types absolument différents [de révolutionnaires] – figures du militant et de l’aventurier », et il ajoute : « Je crois que lorsque les jeunes gens de ma génération, la plupart, pas tous, mais moi en tous cas, nous faisions nôtres les mots et souvent les actes de la révolution, c’est ce second modèle que nous poursuivions, sans nous l’avouer ni même le savoir ». Sans doute est-ce ce croisement de la Grande Histoire et de la Grande Littérature avec une préoccupation intime qui fait que Jusqu’à ce que mort s’ensuive touche et résonne profondément. « C’est moi le fantôme », pense Olivier Rolin en quittant l’auberge où l’un de ses héros a fini étendu sur une porte dégondée.

Olivier Rolin Jusqu'à ce que mort s'ensuive
« Les Misérables » de Victor Hugo, lus, médités, commentés, et illustrés par Cham (Cinquième partie) (1862) © CC0 Paris Musées / Maisons de Victor Hugo Paris-Guernesey

La première partie s’intitule « Paris », la seconde « Londres ». L’auteur arpente les deux villes, les ausculte, mais sans les traiter de la même manière. On sent dans le récit des transformations de Paris, dans les citations des pages de L’Éducation sentimentale ou de La Femme de trente ans, une connaissance subtile, instinctive de la cité. Tandis que Londres est présentée comme de l’extérieur, effrayante – « ville-monstre » –, incompréhensible et attristante – Victor Hugo : « Londres est lugubre et hideux. C’est une immense ville noire » – ainsi que devaient la voir les Parisiens exilés, avec qui, là encore, Olivier Rolin est en sympathie. Il donne à sentir la dureté de la vie de quelqu’un comme Emmanuel Barthélemy, dont l’âge adulte se passe entre bagne et bannissement, la misère qui frappe les proscrits, leur « déchirement » qu’« on a du mal à se représenter », avec cette remarque saisissante : « (La situation de ceux qu’on appelle aujourd’hui les migrants s’en rapproche – mais justement, on ne se la représente pas.) ».

Cette proximité aiguë et un peu mélancolique avec son sujet rend Jusqu’à ce que mort s’ensuive admirablement réussi dans l’évocation de ce qu’une littérature, une histoire, une ville, un peu oubliées ou négligées sous certains aspects peuvent avoir de toujours considérable, de prodigieux : Hugo ne se limite pas à l’emphase, Juin 1848 reste « la moins connue, la moins célébrée » des révolutions, et Paris ne se résume pas à un terrain de jeu pour le tourisme mondialisé et la spéculation immobilière.