Dans Le laminoir (Champ Vallon, 1995), Jean-Pierre Martin contait sous une forme romancée son expérience d’établi volontaire en usine au sortir de Mai 68. Dans un nouveau récit inspiré d’une de ses vies antérieures et intitulé N’oublie rien, il revient cette fois sur son emprisonnement en 1970 pour « apologie du crime d’incendie volontaire », alors qu’il était un militant de base au sein de la Gauche prolétarienne. Avec ce récit sincère, qui n’écrase jamais sous le sarcasme le jeune homme révolté qu’il fut, Jean-Pierre Martin nous rappelle que cet engagement fut guidé par un geste aussi romanesque que politique et dont la portée fut peut-être avant tout existentielle. Un roman vécu aussi prenant qu’instructif.
Sous ses allures compactes, N’oublie rien est un livre-gigogne, à la fois récit carcéral et témoignage historique sur la Gauche prolétarienne, récit politique et récit de transfuge. Difficile de ne pas songer à L’organisation de Jean Rolin (Gallimard, 1996) ou à Tigre en papier de son frère Olivier (Seuil, 2002). Or, c’est une curieuse impression que produisent ces récits, si semblables dans leurs références partagées mais aussi tellement singuliers, à l’image sans doute de la façon unique dont chacun a traversé cette période. Le livre de Jean-Pierre Martin se distingue néanmoins car il met l’accent sur un épisode assez peu décrit jusque-là, sauf peut-être dans le roman graphique de Dominique Grange, illustré par son conjoint, Jacques Tardi, Élise et les nouveaux partisans (Delcourt, 2021) : par le récit de soixante et un jours passés dans l’obscurité du mitard de la maison d’arrêt de Saint-Nazaire, N’oublie rien revient sur l’incarcération des militants de la GP. L’injonction du titre, c’est autant le mot d’ordre du détenu à l’endroit du monde extérieur et des raisons de son engagement que celle que l’auteur s’adresse à lui-même au sujet d’événements vieux d’un demi-siècle. Ainsi règle-t-il peut-être une dette à l’égard d’un temps révolu qui a si souvent été caricaturé à des fins politiques.
À travers des scènes qu’on dirait parfois jaillies d’un film de la Nouvelle Vague, le récit de Jean-Pierre Martin confirme que l’expérience militante au sein de la GP fut la vie faite roman. Complicités mystérieuses, pseudonymie, coups d’éclat, distribution de tracts, perquisitions, jeu du chat et de la souris avec les Renseignements généraux, rendez-vous secrets, rythment ces existences semi-clandestines, de cavale – et parfois même de cavalcade. Car tout est rythme et trépidation. On se coltine le réel dans l’enthousiasme. On va au-devant de la vie, ou, pour reprendre un mot d’ordre philosophique de la GP, on « se jette dans le monde ».
Pourtant, le récit ne s’ouvre pas sur un de ces épisodes mouvementés, mais sur un lent travelling. Petite fenêtre, ouverture sur la mer. Bel horizon paisible comme une ligne de vie sans fracture. Cela pourrait être idyllique, sauf que la scène est vue depuis un fourgon de police. Le narrateur vient d’être interpellé. Une arrestation qui est, au sens propre, un coup d’arrêt qui marque la fin de la cavale, et de la liberté : « Tes vingt-deux ans sont désormais enfermés dans cinq mètres carrés / La maison d’arrêt porte bien son nom ». Le temps, dès lors, est celui de la réclusion, qui s’étire, se fige presque dans l’« humidité endémique » du mitard.
Le quotidien carcéral est émaillé de nombreux flashbacks qui éclairent le passé récent et restituent d’une façon extrêmement vivante l’effervescence militante de cette période. Le choix de l’auteur d’adopter le point de vue du jeune homme qu’il était est particulièrement bienvenu. Il restitue sa révolte dans toute sa fraîcheur et sa sincérité, une révolte qu’il serait trop aisé, rétrospectivement, de juger naïve. C’est un choix d’autant plus intéressant que Jean-Pierre Martin a rompu avec ce qu’il nomme les « oripeaux idéologiques » de l’époque (Éloge de l’apostat, Seuil, 2010). Le risque était grand alors de céder à l’ironie rétrospective, de railler le geste politique à l’origine de l’établissement en usine et du militantisme au sein de la GP et, en fin de compte, de donner raison à l’ordre capitaliste. Et si le récit sait être léger, il n’omet rien ni du contexte répressif de l’époque ni des motivations qui conduisent ce jeune étudiant en philosophie à vouloir transformer le réel.
Si ces militants et militantes ont cru possible un soulèvement populaire d’envergure, ils et elles étaient également mus par le désir sincère de se lier aux prolétaires et d’améliorer leurs conditions de travail. Le narrateur, en rupture de ban, adopte leur manière de parler, de se mouvoir, de se comporter. Un mimétisme qui est surtout un désir d’appartenance, la volonté de faire corps. Il y a Rémy et Marco, deux figures tutélaires de prolos, admirées, respectées, on pourrait dire révérées. Et puis il y a Saint-Nazaire, cette « ville où l’on croit à la classe ouvrière ». Ainsi se révèle la nature profonde de ce qui a poussé le narrateur à adhérer à la Gauche prolétarienne, un lyrisme révolutionnaire dans la lignée des Tupamaros.
Le récit carcéral révèle sa teneur existentielle dans un huis clos à double fond, celui d’un jeune révolté qui se retrouve soudain enfermé avec son moi, dans une intimité jusque-là mise de côté, voire refoulée dans la lutte collective. Et cette confrontation-là est passionnante. Peu à peu, le moi gagne sa place dans l’espace restreint de la cellule, entre les slogans et les mots d’ordre politiques. Ce retour sur soi ouvre alors sur un récit de transfuge : un jeune homme en rupture de ban avec son milieu social, des parents eux-mêmes issus d’un milieu modeste, mais soucieux de l’ordre, et rêvant d’ascension sociale par procuration. Et lui, le fils jusque-là parfait – c’est-à-dire parfaitement conforme aux désirs parentaux –, se politise, rompt avec la trajectoire toute tracée qui semblait devoir le conduire là où ses parents espéraient le voir arriver.
Difficile alors de ne pas percevoir l’engagement militant comme une fuite en avant, fuite de l’être intime. Symboliquement, le militant renoue avec l’écriture, à travers des poèmes et un journal, deux formes qui accueillent volontiers l’introspection, pourtant soupçonnée de « diversion bourgeoise ». Ces passages, qu’on imagine pour certains reconstitués à partir de notes, libèrent, creusent les murs de la cellule. Le prisonnier y respire plus à l’aise – la ponctuation, d’ailleurs, s’y fait plus libre, et le texte, même prosaïque, flirte alors avec la poésie, celle de Prévert ou de Michaux. L’écriture apparaît alors comme le moyen de forcer les portes d’une prison qui est aussi intérieure, dont on devine qu’elle est faite de honte, de mal-être, et d’un rapport douloureux à la famille.
Que fut alors cette plongée dans l’action politique, sinon un oubli de soi, la mise à distance d’un état mélancolique, un dérivatif à une solitude douloureusement ressentie ? Et que reste-t-il de cet isolement forcé ? Une voix dépolitisée ? Un jeune homme sevré du militantisme soudainement réconcilié avec lui-même et avec la société comme le rêvent ses parents, son avocat fadasse qui mobilise ses anciens professeurs pour lui faire passer sa licence de philosophie en prison afin d’amadouer le juge, ou sa visiteuse, bourgeoise du genre « couvent des oiseaux », qui lui enjoint de lire Journal d’un curé de campagne de Bernanos ? La tentation aurait pu être celle-là : faire de ce récit un texte érigeant la déconversion politique en lucidité. Certes, le bon étudiant refait surface au moment de passer sa licence de philosophie, cédant en partie à la pression des différentes instances qui se liguent pour le faire rentrer dans le rang, le réintégrer à l’ordre social le plus conformiste. Mais, au moment du procès, le jeune homme prend la parole, parle accidents du travail et révolution. Lorsqu’il sort de prison, il s’est en quelque sorte enrichi de son moi intérieur, mais le noyau dur de sa révolte demeure. Et ce n’est pas le moindre mérite de Jean-Pierre Martin que de nous la faire entendre aujourd’hui, alors qu’elle n’a rien perdu de son urgence.