Déambulation d’exil

Hisham Matar, auteur d’origine libyenne né en 1970 à New York et vivant en Angleterre depuis son adolescence, retourne avec Mes amis au roman, genre qu’il avait abandonné depuis treize ans. Ce nouveau livre, doté de la même élégance précise et songeuse que les précédents, suit encore une fois un personnage central libyen aux prises avec l’exil, ses relations amicales et familiales, l’incertitude et le temps.

Hisham Matar  | Mes amis . Trad. de l’anglais par David Fauquemberg. Gallimard, 492 p., 23,50 €

Matar, familier de ces thèmes, les a précédemment développés, comme dans La terre qui les sépare, essentiellement autour de la tragédie qu’a constituée la disparition de son père, opposant à Kadhafi, enlevé en 1990 par les services secrets égyptiens, « remis » à la Libye, et sans doute assassiné dans une prison du régime. Cette fois-ci, le père lointain et menacé du narrateur, très important dans l’histoire, reste en vie jusqu’au bout. Ce roman, moins « tragique » donc que certains livres antérieurs de Matar, baigne cependant dans une inquiétude constante, créée à la fois par les menaces politiques qui pèsent sur les personnages et le narrateur et par la difficulté ou la mutabilité des relations entre les êtres.

C’est au cours d’une promenade qui le ramène chez lui à Shepherd’s Bush, après qu’il a accompagné à Saint-Pancras un ami libyen dont il ignore s’il le reverra jamais, que le narrateur, Khaled, repasse dans son esprit une partie de son existence à Benghazi, puis à Édimbourg et Londres. Les souvenirs des décennies passées, et du trio qu’il formait avec deux compatriotes (dont Hossam qu’il vient de laisser à la gare), lui reviennent. Les trois jeunes hommes se sont retrouvés pris par l’histoire, d’abord celle des années Kadhafi, terribles pour la dissidence dont ils font partie, ensuite celle du Printemps arabe, dans lequel les deux amis de Khaled s’impliquèrent, et finalement celle du désastre d’aujourd’hui (on est en 2016) où les espoirs d’une société libyenne apaisée et juste ont été réduits à néant. Au cœur des souvenirs de Khaled figure la fusillade meurtrière de 1984 (historiquement réelle) perpétrée par des employés de l’ambassade de Libye à Londres contre des manifestants anti-Kadhafi pacifistes, au cours de laquelle Khaled et son ami Mustapha furent (fictionnellement) grièvement blessés et une policière tuée.

Hisham Matar, Mes amis
Londres © Jean-Luc Bertini

Khaled se remémore aussi l’expérience déterminante qu’il a faite à quatorze ans, alors qu’il vivait encore en Libye, du pouvoir de la littérature : un jour, à la radio, il a entendu un conte d’une force allégorique et contestataire singulière, œuvre d’un écrivain compatriote alors étudiant à Dublin. Il ne l’oubliera pas ; des années plus tard, par le plus grand des hasards, il rencontre l’auteur de l’étrange récit, Hossam, alors employé d’hôtel à Paris, qui va devenir le troisième membre du trio amical. 

Ainsi, Mes amis, sur un fond politique, est en grande partie un roman sur l’amitié ; alors que précédemment Matar s’intéressait aux relations avec les aînés et les parents, il se tourne ici vers celles qu’on crée avec ses « contemporains », vers cet espace particulier d’affection et de connivence qu’on élabore avec autrui et qui, comme toute chose humaine, évolue avec les années, s’enrichissant ou périclitant, parfois même jusqu’à disparaitre. C’est donc en songeant aux élans et fléchissements du sentiment amical, à l’évolution de la perception de soi et de l’autre, que le Khaled de 2016 déambule dans les rues londoniennes. Il passe devant des monuments, se souvient de bars que le trio fréquentait, de personnages célèbres qui ont vécu dans telle ou telle maison. Les cariatides de l’église St Pancras, la maison de Karl Marx 28 Dean Street, le restaurant la French House, etc. apparaissent alors en discrets harmoniques des grandes préoccupations du livre: l’héritage, l’exil, le chagrin, la solitude, la lutte contre l’oppression… Mes amis devient ainsi sur un mode plus ou moins mélancolique une évocation de Londres (à la manière dont l’auteur a parlé de Sienne dans Un mois à Sienne), métropole qui, autant ou plus que les autres, accueille, façonne et frustre l’intelligence, l’imagination et l’émotion. 

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La déambulation de Matar ne cesse de mesurer la distance entre faits documentés et intériorité, ici et là-bas, blessures douloureuses et bouffées de convalescence. De manière classique Mes amis, qui dans ses premiers chapitres fait allusion au « In Memoriam » d’Alfred Tennyson (fameuse élégie dont les vers finaux, aujourd’hui galvaudés, sont : «  ‘Tis better to have loved and lost / Than never to have loved at all »), se referme « sans coup de théâtre » avec le retour de Khaled dans son appartement que Hossam, après une ultime visite, vient de quitter. « Et je sais… que ce sera comme un livre qui se referme, une fin sans coup de théâtre et que je dormirai ce soir et me réveillerai demain, que je prendrai ce dimanche, mon jour de repos, comme le don qu’il est. Je glisse la clé dans la serrure. L’endroit est inchangé… Je ramasse les tasses de café qu’Hossam et moi avons bues et les dépose dans l’évier de la cuisine. Je replie la couverture d’Hossam. Et avant d’ôter mon manteau, je fais mon lit. »

Mes amis est à lire donc lorsqu’on aime la littérature, ce qui est certainement le cas des éditions Gallimard mais ne les prive pas d’idées saugrenues quand il s’agit d’informations « péritextuelles ». La page de titre de l’ouvrage se présente en effet ainsi : « Mes amis, roman, traduit de l’anglais (Libye) par David Fauquemberg »… Diantre ! De l’anglais de Libye ? Matar, né aux États-Unis, est installé depuis son adolescence au Royaume-Uni et il n’a vécu que cinq ou six ans sur la terre de ses ancêtres, où l’on semble, au demeurant, plutôt s’obstiner à parler l’arabe. Sourions.