Commencée en 2012, l’innovante série Saga, publiée aux États-Unis par Image Comics, est considérée comme le fer de lance du renouveau du comics outre-Atlantique. Elle a apporté un vent de fraicheur sur le genre. Prévue en 18 tomes, cette épopée familiale entre science-fiction et fantastique vient de passer le cap de la moitié de sa narration. Elle accumule les récompenses et illustre la dynamique du marché américain. Cette errance cosmique à l’imagination débordante, savant mélange d’étrange et de réel, permet d’aborder les thèmes politiques et sociaux de notre monde et de nous confronter à nos différences.
Comme en Europe, l’histoire de la bande dessinée outre-Atlantique – Histórias em quadrinhos au Brésil, Historietas dans les pays hispanophones, Comic strips ou Comics en Amérique du Nord – remonte à la fin du XIXe siècle. Elle n’a rien à envier à celle de la bande dessinée franco-belge. Aux États-Unis, ses débuts et son essor sont intimement liés à la presse quotidienne et à la concurrence entre grands groupes. Manière, entre autres, de fidéliser le lectorat, les journaux publient des strips chaque jour (Daily strip) et une page entière le dimanche (Sunday strip). Des artistes du début du XXe siècle comme Winsor McCay (Little Nemo in Slumberland), George Herriman (Krazy Kat) ou Frank King (Gasoline Alley) surclassent de très loin les auteurs européens de la même période…
Dans les années 1930, apparaissent les comic books, des fascicules qui compilent d’abord les strips parus dans les journaux puis proposent petit à petit du matériel inédit au grand public. On est bien loin des beaux albums cartonnés déjà publiés en Belgique ou en France. Tous les genres sont représentés, mais l’apparition des super-héros – DC Comics, Marvel Comics, etc. – va éclipser le reste de la production pendant plusieurs décennies. La bande dessinée d’auteur, underground ou alternative connaîtra un essor à partir des années 1960. Parallèlement à cette nouvelle explosion créative, on assiste à un renouveau du comics depuis les années 1990. Force est de constater que nombre d’auteurs états-uniens du XXe siècle marquent d’une trace indélébile l’histoire de la bande dessinée mondiale, que l’on pense à Carl Barks, Charles Burns, Milton Caniff, Robert Crumb, Will Eisner, Harold Foster, Stan Lee et Jack Kirby, Frank Miller, Alan Moore, Charles Schulz, Art Spiegelman, Chris Ware ou Bill Watterson. Pour ne citer qu’eux.
En France, si les spécialistes se sont toujours intéressés aux comics, le genre ne touche encore qu’une petite partie du grand public et reste un secteur de niche, mais il produit des œuvres remarquables. La série post-apocalyptique Walking Dead (33 tomes, Delcourt), scénarisée par Robert Kirkman et dessinée par Tony Moore puis Charlie Adlard, est souvent présentée comme la série qui a relancé le comics en France dans les années 2000. Le fracassant Locke & Key (6 tomes, Hi Comics) et ses prouesses graphiques (Gabriel Rodriguez) et scénaristiques (Joe Hill) ont bouleversé les amateurs de fantastique de 2008 à 2014. Le chef-d’œuvre Strangers in Paradise (1993-2007, intégrale en 4 tomes, Delcourt), écrit et dessiné par Terry Moore, tisse des liens avec la littérature et a su conquérir un large public féminin. Dans ce mouvement, la création d’Urban Comics en France en 2011 est à marquer d’une pierre blanche. La maison d’édition, filiale de Dargaud, s’est vite imposée comme l’un des principaux acteurs du marché des éditeurs comics grâce à une ambitieuse politique de réédition de classiques et de publication de nouveautés incontournables comme Woman of tomorrow, une extraordinaire reprise de Supergirl au graphisme époustouflant. Réalisé par Tom King (scénario) et le duo brésilien Bilquis Evely (dessin) et Mateus Lopes (couleur), cet album peut fédérer les amateurs de comics et les amoureux de Moebius ou de Mézières.
La série Saga, dont Urban Comics vient de publier le tome 11, a déjà été nominée deux fois en sélection officielle au Festival international de la bande dessinée (FIBD) d’Angoulême et faisait de nouveau partie de la sélection officielle fin janvier 2024. Le temps de la consécration en Europe pour cette série maintes fois primée aux États-Unis a encore été repoussée. L’équipe d’Urban Comics a été néanmoins récompensée avec le Fauve de la Série 2024 pour The Nice House on the Lake de James Tynion IV (scénario) et Alvaro Martinez Bueno (dessin). Outre-Atlantique, Saga a accumulé plus d’une trentaine de récompenses (prix Eisner, prix Hugo et prix Harvey) entre 2013 et 2017 : meilleur scénario, meilleur dessin, meilleure couverture, meilleure colorisation, etc. Elle a battu des records dans la catégorie « meilleure série » : quatre Harvey consécutifs et quatre Eisner ! En Amérique du Nord, la réception critique et publique n’est pas en reste avec un très grand engouement, des ventes plus qu’honorables et la constitution d’une solide fan base… Il faut dire que Saga se révèle être l’une des plus importantes réussites de la bande dessinée de ce début de siècle, le fer de lance, selon certains critiques américains, de l’apparition d’une nouvelle vague de créativité et de diversité…
L’idée de Saga est venue à Brian K. Vaughan, le scénariste, lorsqu’il était à l’école, en partie inspirée par Star Wars. Mais ce n’est que lorsque sa femme est tombée enceinte de leur deuxième enfant qu’il a décidé de la mettre en œuvre. « J’ai commencé à écrire le scénario de Saga alors que je venais tout juste d’être père. J’avais donc envie d’explorer le thème de la parentalité », a-t-il confié au site Brain Damaged en 2016. « Mon expérience personnelle est souvent à la base de ma création, et dans ce cas précis, je voulais parler de la paternité sous un angle différent, d’en faire un récit fantastique, original et qui ne soit pas ennuyeux. » Il se dit aussi « fasciné par les questions de genre et de place de la femme dans la société ». Considéré comme l’un des auteurs de comics les plus visionnaires de ces dernières années, on doit à Brian K. Vaughan nombre de brillants scénarios de titres acclamés par la critique – édités en France par Urban Comics – tels que l’humaniste Y, The Last Man (Y le dernier homme, 5 volumes, avec Pia Guerra au dessin), l’étonnant Paper Girls (6 tomes) avec Cliff Chiang, le politique Ex Machina (5 tomes) avec Tony Harris ou l’allégorique Les Seigneurs de Bagdad avec Niko Henrichon.
Brian K. Vaughan a confié le dessin à la talentueuse artiste canadienne Fiona Staples. Pour Saga, après avoir effectué les croquis et les projets de mise en page sur papier, la dessinatrice travaille essentiellement en numérique avec Mangastudio et Photoshop pour les couleurs. Elle a créé un univers graphique mêlant le réel et l’étrange qui pourra peut-être dérouter. « Mon approche est d’utiliser à peu près tout ce qui est basé sur la réalité, de sorte que lorsque nous créons une nouvelle planète ou une nouvelle créature, elle est généralement inspirée par des animaux et des lieux terrestres », déclare-t-elle au site Vulture en octobre 2018. Elle s’inspire de notre monde et en mélange et exagère ensuite certains éléments. L’aspect pictural des arrière-plans doit aux jeux vidéo et à l’animation japonaise ou aux celluloïds d’animation. L’artiste évoque enfin son aversion pour le dessin d’objets mécaniques ce qui explique l’apparence organique de la plupart des technologies de la série qui apporte « une humanité crédible à ses environnements fantastiques ». Pour Vaughan, « tout dépend de Fiona. Il faut un artiste de génie pour rendre accessibles des idées inaccessibles. Elle a transformé une histoire qui n’était destinée à personne en une histoire pour presque tout le monde ». Staples crée les costumes et les décors, elle a également participé à l’invention et à l’évolution de certains personnages de la série comme le petit phoque Ghüs.
« Voici comment une idée prend vie. Mais les idées sont des choses fragiles. La plupart ne vivent pas longtemps hors de l’éther dont on les a tirées, hurlantes et agitées. C’est pour ça qu’il faut être deux pour donner la vie. Deux cerveaux peuvent parfois augmenter les chances de survie d’une idée… Mais il n’y a aucune garantie. » La première scène de Saga montre l’accouchement d’Alana et la naissance d’Hazel, la narratrice du récit. « C’est une fille. Elle est superbe », dit son père, Marko, en larmes, tenant le bébé ensanglanté dans ses bras avant de couper le cordon avec ses dents car il a juré de ne plus se servir de son épée… Hazel aura les ailes de sa mère et les cornes de son père. Elle grandira en parallèle des enfants du scénariste.
Au-delà du fil rouge de la parentalité et de l’éducation d’un enfant, l’idée de base de Saga est simple et convoque Shakespeare. Deux peuples sont en guerre depuis toujours. Sur la planète Continent, règnent les ailés dans une société militarisée basée sur l’ordre et la science. Couronne, la lune de Continent, est quant à elle régie par les sortilèges et la magie, ses habitants sont cornus. La guerre entre les deux mondes a fini par s’exporter dans toute la galaxie au gré des alliances et des coalitions : « Il n’a pas fallu longtemps avant que tous les peuples de l’univers aient des pions dans la partie », raconte Hazel. Le calme est revenu sur Couronne et Continent, mais la guerre fait rage sur de nouveaux fronts ouverts bien loin de leur système solaire. Dans cet univers violent et chaotique, les parents d’Hazel se sont rencontrés, se sont aimés et, chose impensable, ont donné naissance à une petite fille, un évènement qui pourrait modifier le cours de la guerre… Cette idée-là doit disparaître ! Traquée par les deux camps, et leurs impitoyables tueurs à gages, les Indépendants, dont rien que le nom fait peur (le Testament, la Traque…), la petite famille va alors se lancer dans l’erratique cavale sidérale racontée par Hazel : « J’ai passé la plus grosse partie de mon enfance accrochée aux plumes d’une flèche émoussée, tirée au hasard dans une nuit sans étoile. » « L’intrigue de Saga se veut très mature, autant dans sa représentation sans concession de la violence et du sexe que dans la finesse d’écriture de ses personnages », notait Arthur Bayon dans Le Figaro du 17 novembre 2018, tout en relevant « un angle « familial » plutôt rare dans le monde des comics ».
Sans tabou, mêlant science-fiction et fantastique, le récit enchaîne surprises et rebondissements, retours en arrière, rêves et souvenirs, intrigues croisées, épiques ou amoureuses, entre espace et temps. La narration est parfaitement maîtrisée, portée par un graphisme qui s’adapte brillamment au scénario en jouant sur l’ombre, la lumière, les couleurs, la taille des cases, des dessins pleine page ou sur une double page provoquant un choc pour les lectrices et les lecteurs. Autre astuce intéressante, dans l’univers de Saga, la plupart des peuples parlent la Langue. Mais les auteurs différencient le langage de certaines figures par la couleur des caractères dans les phylactères (les fantômes parlent en rose, les journalistes en vert…). Ils ont aussi inventé une langue, le Bleu, parlée par les luniens de Couronne (en bleu dans les phylactères), créée grâce à la traduction de l’anglais vers l’espéranto dans Google, et non traduite dans la bande dessinée.
Les scènes de batailles ou de fuite dans l’espace alternent avec celles, beaucoup plus intimes, d’ébats amoureux entre les personnages ou de la simple vie quotidienne. Autour d’Hazel et ses parents, gravitent un cercle familial surprenant (Izabel, une baby-sitter fantôme qui demande à quelqu’un qui appelle les siens les Horreurs si « ce n’est pas un peu raciste ? », ou Pétrichor, une ancienne soldate transgenre) et une variété impressionnante de monstres et de créatures extraterrestres, humanoïdes ou non, attachantes ou terrifiantes. On rencontrera un écrivain cyclope, les Brigadiers aux visages et aux membres perpétuellement en feu, le terrible Temportex, une planète en forme de fœtus prête à engloutir tout ce qui passe à sa portée, des vaisseaux spatiaux organiques dotés d’une vie propre… On croisera aussi des plantes incroyables : les Violentes, des fleurs multicolores qui poussent là où le sang a été versé, et les Chantebleus, des champignons plantés sur les lieux de conflit pour se souvenir de l’histoire des combats. Le Chat Mensonge est l’une des trouvailles les plus marquantes des auteurs : cette race de gros félins – le principal de la série est bleu – ronronne quand les protagonistes disent la vérité, et s’exclame « Mensonge ! » lorsqu’ils mentent, ce qui peut s’avérer très utile mais parfois aussi très gênant… L’humour n’est pas absent de Saga.
L’imagination de Brian K. Vaughan et de Fiona Staples ne connaît visiblement pas de limites. Mais l’ancrage du récit dans notre monde réel, les liens évidents avec nos sociétés, provoquent un sentiment de familiarité et permettent une réflexion permanente sur des thèmes aussi variés que la guerre, le terrorisme et la résistance ; la mort et le deuil ; la société du spectacle (les androïdes à tête de télévision du Royaume Robot ou l’industrielle société de communication, le Circuit ouvert) ; la drogue (L’Évapore) ; la responsabilité morale des écrivains et des journalistes ; la prostitution, l’industrie du sexe et la pédopornographie (Sextillion) ; les droits des femmes et l’avortement… En 2015, dans un long entretien avec Aurélien Pigeat pour le site ActuaBD, le scénariste expliquait : « Même si Saga constitue une œuvre sur la famille, ce n’est pas que cela. Quand ma femme et moi évoquions notre désir d’enfants, plusieurs proches nous répondaient « comment pouvez-vous vouloir des enfants dans un monde où les États-Unis sont constamment en guerre, où le terrorisme est devenu une part intégrante de notre vie ». C’est à partir de là que s’est imposé le lien entre la question de la famille et le thème de la guerre. Le fait que nous vivons dans un monde bien plus porté sur la destruction que sur la création. Je voulais parler de ce monde constamment en guerre qui est, tristement, le nôtre. »
Le spécialiste les interrogeait également sur le nombre de volumes prévu pour la série. Fiona Staples répondait alors : « Ça pourrait durer indéfiniment. Tant que les lecteurs suivent du moins ! » On a appris depuis que Saga serait limitée à 108 chapitres, soit 18 volumes. « Au départ j’étais une idée, mais je suis devenue plus que ça… », reprend Hazel à la fin du tome 9, un volume de transition avant une pause de plus de trois années pour les auteurs. La narratrice est profondément touchante et humaine malgré ses cornes et ses ailes, nous avons envie de la suivre jusqu’à l’âge adulte… Laissons-la conclure provisoirement Saga : « J’ai découvert que les chocs de culture surviennent pour les mêmes raisons que les chocs de personnes. Ce n’est pas parce que nous sommes complètement différents les uns des autres… mais parce que nous sommes sacrément pareils. »