Les « filles de l’Est » ne font pas que passer

Elitza Gueorguieva, née en Bulgarie, vit en France depuis une vingtaine d’années. Écrivaine, performeuse et cinéaste, elle nous avait déjà enthousiasmés en 2016 avec son premier roman, Les cosmonautes ne font que passer. Avec un vrai talent à manier l’autodérision, elle racontait la fin du communisme et la transition démocratique en Bulgarie du point de vue faussement ingénu d’une enfant d’une dizaine d’années à qui rien n’échappe. Dans Odyssée des filles de l’Est, Elitza Gueorguieva s’en prend de nouveau aux stéréotypes qui collent à la peau des « filles de l’Est », qu’elle dynamite purement et simplement, grâce à une langue et un regard impitoyables et irrésistibles.

Elitza Gueorguieva | Odyssée des filles de l’Est . Verticales, 167 p., 17 €

Odyssée des filles de l’Est suit la trajectoire de deux femmes bulgares qui ne se connaissent pas et arrivent séparément à Lyon en 2001, l’une quittant la Bulgarie pour faire des études, l’autre pour gagner de quoi payer des médicaments à son fils malade, resté au pays. Le roman alterne des chapitres consacrés à l’une et à l’autre. C’est à la deuxième personne que sont écrits les chapitres concernant l’étudiante qui, Le Petit Larousse du savoir-vivre sous le bras, tente dès les premières pages de convaincre « la Dame de la Préfecture » de sa légitimité à être là : « En somme, la France n’est pas comme la Bulgarie, c’est un pays où tout est fabuleux comme Amélie Poulain, et en plus ta mère n’est pas là, et on ne travaille que 35 heures par semaine et personne ne jette sa poubelle par la fenêtre, c’est pourtant le hasard ou une erreur administrative qui t’ont propulsée dans ce pays merveilleux, comme une fusée chanceuse tu as obtenu ton inscription à l’Université Phare ; la France est par ailleurs dotée de plein de peintres et de poètes, La Fontaine, Le Molière et La Sylvie Vartan, justement bulgare à l’origine comme moi et surtout chanteuse préférée de ma grand-mère, essayes-tu de personnaliser ».

Elitza Gueorguieva Odyssée des filles de l'Est
Elitza Gueorguieva (2024) © Jean-Luc Bertini

Le ton est donné. La rencontre de Rada Goranova console la narratrice d’avoir laissé son Rastaman en Bulgarie, et signe le début d’histoires d’amitié et de colocations chaleureuses et loufoques. Petits boulot, scènes de cours de cinéma à « l’université Phare », où les étudiants et les professeurs oscillent entre bêtise et prétention, les deux allant souvent ensemble, soirées déjantées, manifestations contre le Front national et rendez-vous galants, l’existence de la narratrice évolue au gré des rencontres, des engouements et des désillusions. Où l’on découvre que les stéréotypes sur les « filles de l’Est » sont ancrés dans tous les milieux, stéréotypes que la narratrice pulvérise par l’humour et ce ton faussement naïf et tendrement féroce, traçant sa route en trouvant dans la langue et les images de quoi nourrir sa vision toujours plus lucide et drôle. 

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Dora, elle, quitte la Bulgarie en serrant précieusement contre elle sa lampe à l’abat-jour multicolore qui la console depuis toujours pendant ses insomnies, chérissant le souvenir de sa grand-mère adorée, Arifé, une femme turque qui a elle aussi quitté la Bulgarie pour retourner en Turquie dans son village natal, suite aux persécutions menées par le régime bulgare. Dora traverse l’Europe en voiture, faisant confiance à Dimitar dont la sœur Maria est elle aussi du voyage. Malgré ses 44 ans, ses 82 kilos et son mauvais caractère, celle qui est « du genre à déclencher des guerres, ou à en arrêter d’autres » se trouvera prise au piège d’un réseau de prostitution. Dimitar laisse en effet les deux femmes à la frontière, et Dora se rendra vite compte que Maria n’est rien d’autre que sa proxénète : « L’expérience n’avait duré qu’une minute et demie, ce qui équivalait à l’expulsion d’une fusée dans l’atmosphère ou à la durée de préparation d’un café, pas beaucoup en somme pour saisir ce qui de la vie s’était déplacé de manière imperceptible. Plus tard Dora apprendrait qu’elle venait de vivre une de ses meilleures passes, celle qui ne dure pas. » La vie que mène Dora dès ses premières heures en France est celle d’une prostituée étrangère, une autre « fille de l’Est » qui trime pour payer ses médicaments à son fils atteint de troubles psychiatriques. Elle découvre de quoi est fait le quotidien de ces femmes qui vivent dans des caravanes parfois en plein milieu d’un champ, dans de toutes petites chambres, qui se retrouvent autour de la gare, et sont livrées à la domination sociale, sexuelle, économique dans un pays étranger. 

Elitza Gueorguieva Odyssée des filles de l'Est
La nuit sur le parking © CC BY-SA 2.0/Charlotte Henard/Flickr

Dora et la narratrice se rencontrent, et c’est probablement du hasard de cette rencontre que naît le récit Odyssée des filles de l’Est. L’une écoute l’autre parce qu’elle est là au moment de son arrestation : « Elle s’appelle Dora et tu vas l’aider à compléter son formulaire. Et à traduire le plus fidèlement possible cette déclaration qui est un roman en soi. » Le récit de Dora relate les persécutions dont ont été victimes les Turcs de Bulgarie, bulgarisation forcée ou expulsion : « Dans mon dos il y a cette chose qui me menace – la carabine. J’ai vu que mes parents étaient là aussi, quelqu’un les avait amenés en voiture car mon père ne pouvait pas marcher. Je lui demande : qu’est-ce qu’on va faire ? Il me dit, on fait comme tout le monde, tu vois bien. J’ai pris l’Officiel des prénoms, ma sœur voulait que ça commence par ra, j’ai proposé Rada, c’était joyeux ! Elle trouvait ça laid. Je lui ai promis qu’on n’allait évidemment pas l’appeler comme ça. À quoi ça sert un prénom si on ne l’utilise pas ? elle m’a demandé. »

Odyssée des filles de l’Est est un récit politique. Elitza Gueorguieva nous fait rire mais, ne nous y trompons pas, c’est un texte sur l’identité et la domination qu’elle écrit. Tout en nous rappelant que même avec la « carabine dans le dos », il y a de l’espoir. Cet espoir réside dans cette rencontre, imprévisible, entre la narratrice et Dora, rencontre qui permet à cette parole interdite, celle de Dora, d’exploser à la face du policier qui l’interroge mais aussi à celle du lecteur. Si l’histoire de Dora et de sa famille, qui est l’histoire de plusieurs centaines de milliers de Turcs en Bulgarie au vingtième siècle, s’entend au cœur de l’Odyssée des filles de l’Est, c’est parce que les « filles de l’Est » ont désormais la parole !