Écrire, pour quoi ? Qu’est-ce que la littérature ? demandait-on il y a peu. Il n’est pas certain que la question hante encore les consciences contemporaines : d’autres urgences semblent avoir pris le relais. Pourtant, est-ce un hasard, plusieurs essais viennent de paraître, qui remettent sur le métier la raison d’être de la littérature. Nous en avons retenu trois parce qu’ils ont en commun d’avoir l’humour de la rage, de l’énergie et de la dérision. Les questions qu’ils posent sont évidemment fort sérieuses.
Commençons par le plus collectif, publié par les très tenaces éditions La Fabrique. Le titre risque d’étonner. Contre la littérature politique est en fait un clin d’œil à un ouvrage publié par le même éditeur qui s’en prenait à ce qui neutralise la littérature politique. La très brève préface l’explique parfaitement. Les auteurs sont donc au nombre de six, d’âges, de sexes et de styles variés.
Le premier est une première et se nomme Nathalie Quintane. Connue par qui s’intéresse à la chose littéraire, sans doute moins par qui en a peu à cirer et rêve d’évasion simple, elle propose une suite de faux aphorismes, de réflexions concentrées, souvent dissimulées sous une image ou sous l’apparence de l’anodin. Car à la forme courte elle excelle. Et elle envoie ; saisit le moindre poncif entendu à la radio, aperçu sur un mur ou posté sur un réseau ; arrache au commentaire ambiant qui assoupit des termes, des formules, des clichés ; imagine un dialogue opposant écrivains/artistes et activistes/militants pour mieux les rapprocher. Elle cite des petits, des grands, des fats, des anonymes, et ébranle tout. Ses vingt pages se lisent comme on marche pieds nus sur une succession de rochers que la mer a crénelés et couverts d’oursins. C’est cru, douloureusement juste, et intitulé « Beaucoup d’intentions, assez peu de crimes ».
Louisa Yousfi vient après Nathalie Quintane. Elle est jeune et a publié un Rester barbare qui revendiquait la barbarie contre le goût blanc. Sa contribution est un chant émanant de la voix de Thétis, déesse, mère d’Achille. Louisa Yousfi tire un long fil de la Grèce ancienne jusqu’à nous, en égrenant l’air de rien la guerre d’Algérie, la Naqba, une suite de youyous remontés de l’Antiquité. Mais le chant est régulièrement interrompu ; des incises cassent le rythme ; le disque est sciemment rayé. Faut-il souligner l’atroce actualité de cette mélopée qui donne voix à la Palestine, aux flèches, aux empires… ?
Le genre choisi par Louisa Yousfi la rapproche de « Donnez-moi un mot, juste un mot », le texte de Leslie Kaplan qui coule une longue réflexion sur le travail, l’injonction à réussir, la langue et sa marchandisation au fil d’un moule de vers libres, très libres, moqueurs, qui s’approprient le génie de Lewis Carroll pour matraquer l’horreur économique.
Suit « À nos grandes-têtes-molles », un ensemble écrit par Pierre Alferi alors qu’il se savait condamné. L’écrivain n’est plus là pour lire ces cinq lettres dont chacune cible, sans les nommer, un ou plusieurs personnages célèbres, omniprésents et peu profitables à la pensée comme à la littérature. Il s’adresse à eux la deuxième personne, frontalement. Ce sont donc cinq courriers ramassés et offensifs comme les craintifs vous recommanderaient de ne pas en publier. Pour la première fois, j’y ai lu une remarque sur la laideur du mot « autofiction » qui, l’écrivain a raison de le dire, autorise toutes les lâchetés sous couvert de « licence artistique ».
Les deux derniers textes de Contre la littérature politique sont en prose, mais très éloignés. Celui de Tanguy Viel est un exposé didactique qui revient au XIXe siècle et aux débats opposant l’art pour l’art et la volonté de transformer le monde. Celui d’Antoine Volodine est un conte moral appelé « Bubor Schnulff », du nom d’un des deux personnages. L’autre se nomme Bormontov ; ce sont deux « camarades de désastre » chargés de commenter les Thèses d’avril de Lénine devant une foule amassée au pied d’un immense escalier que l’on imagine être celui d’un photogramme emprunté à Eisenstein.
Terreur, folie simulée et folie réelle, zone-frontière entre vie et mort nommée Bardo, révolution trahie et révolution impossible : les thèmes de Volodine sont là, qui jettent une lumière inquiétante sur le siècle qui nous précède. Épouvante, écrasement, puis « rien ». Coïncidence : ce conte à la géniale lucidité est publié par La Fabrique, qui fait paraître au même moment Lénine et l’arme du langage, de Jean-Jacques Lecercle.
Si vous êtes sensible à la « beauté programmatique » des Thèses d’avril et réprouvez la « sottise propagandiste » dont elles ont accouché, vous apprécierez l’essai de Mačko Dràgàn appelé Abrégé de littérature-molotov. Il est publié par une jeune maison qui revendique sa marginalité, baptisée Terres de feu, une façon de rendre hommage aux écrivains et dissidents (femmes et hommes) d’Amérique latine. Le livre a attiré notre attention pour trois raisons : le graphisme insolent de sa couverture ; le titre qui fait référence à un des plus enchanteurs essais d’Enrique Vila-Matas, Abrégé de littérature portative ; son incipit hilarant : « La littérature me dégoûte… ». Il faut l’avouer, quand vous êtes critique, traducteur ou trice… il arrive que la littérature vous lasse, crie son impuissance et la vôtre, s’avachisse sous le poids de la quantité ou de l’inertie, si bien que le voir formulé aussi directement réveille – it makes you woke. Surtout quand la réflexion qui suit est aussi bien nourrie. Mačko Dràgàn est jeune, son ouvrage est né d’un mémoire de master (adoubé par Ludivine Bantigny qui signe une postface), et il confesse d’emblée la fabrication artisanale de l’ensemble due à ses changements de domicile, sa fougue juvénile, sa connaissance qui se « limite » à l’Europe et l’Amérique latine.
Il se met en scène finissant d’écrire à Nice, avec un chat sur les genoux, mais il commence à Zurich, en 1916, date de l’explosion de la bombe nommée Dada. De là, en pleine guerre mondiale, jusqu’à aujourd’hui, en pleine guerre globale, sa traversée ne retient de l’histoire littéraire que les chercheurs d’or, les avant-gardes, autant d’expressions auxquelles Mačko Dràgàn tâche de rendre leur sens, leur nudité, luttant contre toutes les récupérations, y compris les plus occultes et les plus perverses. L’exercice est difficile mais il y parvient, armé d’un savoir que nul académisme ne ternit, animé par un anarchisme vrai et salutaire, puisant dans la SF, le cinéma, redorant le blason de l’imaginaire, si souvent oublié et méprisé (notamment en France).
Abrégé de littérature-molotov a l’avantage de sortir des sentiers de la littérature française, sans la globaliser comme c’est de mise, plutôt pour repérer des filiations, des terreaux communs, un surréalisme qui se métamorphose, va et vient entre ici et les Amériques hispaniques. Bolaño, Montalbán, Cortázar : de ces écrivains et d’autres, Mačko Dràgàn propose des portraits mouvants et contrastés ; il parle de ce qu’ils ambitionnaient et de ce qu’ils ont payé, de leurs tourments, du malaise que suscita chez eux la reconnaissance, des malentendus qui vont avec la consécration et la calotte glaciaire dont celle-ci recouvre la Littérature.
Échec ? Le thème est en effet porteur, particulièrement pertinent pour dessiner des cercles de craie autour de la question « Qu’est-ce que la littérature ? ». Il pourrait être le ruban liant tous les textes, tous les écrivains et les écrivaines que nous avons évoqués. Et il est ausculté avec une verve communicative par Claro, qui est à la fois traducteur, éditeur, auteur d’essais, de blog, de fictions… une multitude de facettes que son essai éclaté reflète.
L’échec inspire à Claro une réflexion sur le verbe « faillir », mais aussi une fiction dont le personnage principal est une femme au bord d’un parapet, ou alors des listes de jeux de mots à la manière d’Alphonse Allais, et encore des glissages du côté de la psychanalyse et de la schizophrénie, ou bien des arrêts sur son métier de traducteur. Le tout est parfaitement découpé, on ne s’y perd pas. L’écrivain fait passer la balle et joue ; il agite le hochet Échec et se crée des frayeurs.
Sous une légèreté rieuse, il débusque nombre de sens, de contresens et de non-sens que suscite aussitôt le mot « échec ». Et évite le piège de l’amertume. C’est d’ailleurs une qualité majeure de cet essai, même s’il a un versant confession puisque le traducteur s’amuse de son « engouement » de jeunesse pour la littérature américaine et ses enfants réputés difficiles à traduire.
L’échec le conduit à poser la question de la postérité, sujet rarement abordé, comme s’il était interdit de se projeter au-delà du présent éditorial. Le sujet est pourtant vertigineux. Pourquoi elle plutôt que lui et vice versa ? Claro met en valeur la part de hasard, l’arbitraire de ce qui est valorisé, ce qui chute, revient, meurt définitivement (est-ce possible ?). La volatilité de la postérité rejoint la question de l’obsolescence des traductions – là aussi, les débats sont nombreux et les avis divergent. Une traduction vieillit-elle aussi vite qu’une machine à laver ? Rien n’est moins sûr, en dépit d’une opinion qui domine dans nos sociétés marchandes.
Au fond, il y a une question qu’il esquive, amoureux fou qu’il est de la littérature : son échec. Que peut-elle en effet, notre meilleure amie commune ?