En même temps que les lettres d’Emma Goldman sur l’amour paraît la traduction française de la biographie, due à Vivian Gornick, de la célèbre anarchiste russo-américaine (1869-1940). Mais comment l’essayiste féministe, autrice entre autres de La femme à part, perçoit-elle le féminisme de son sujet ? Une interview menée par téléphone depuis son appartement de New York.
Pourquoi avez-vous décidé de publier en 2011 une biographie d’Emma Goldman ?
Vous n’allez pas apprécier ma réponse : c’était une commande, je l’ai écrite pour l’argent. Yale University Press avait créé une collection, Jewish Lives, on m’a demandé d’y participer, d’écrire sur une femme qui était connue pour sa politique et pour sa sexualité. Je leur ai proposé de faire un livre sur Rosa Luxemburg, ils ont refusé, disant qu’ils préféraient Emma Goldman.
Pour quelles raisons auriez-vous préféré Rosa Luxemburg ?
Elle me semblait mieux me correspondre : elle était très littéraire, plus impliquée dans une phase clé de la politique mondiale, et son destin était plus dramatique que celui d’Emma. Je voyais Emma comme un phénomène local, très américain, bien qu’elle fût européenne et anarchiste. Elle était une héroïne pour ma mère, alors que Rosa l’était pour moi, Cela dit, je suis devenue très intime avec Emma.
Avez-vous lu d’autres biographies d’Emma ?
Oui, surtout celle d’Alice Wexler, la plus grande, la plus complète et la plus respectable. Ma mission était d’écrire une sorte d’introduction à un auteur canonique, de trouver une nouvelle manière de présenter une figure célèbre sur laquelle on avait déjà écrit, c’était cela la ligne éditoriale de la collection, donc j’ai cherché un principe organisateur, j’ai eu l’idée qu’Emma était une refuznik née : dès son enfance, elle était dans une position de refus, elle annonçait à son entourage qu’il ne fallait pas réfuter son statut de chef. Une fois cette astuce trouvée, j’ai pu organiser l’histoire de sa vie.
Quelle avait été l’approche d’Alice Wexler ?
Elle est historienne, elle adorait Emma en tant qu’anarchiste, elle était séduite – comme tout le monde – par son caractère, son cran. Il faut dire qu’Emma est le rêve d’un historien, son parcours est vivant et haut en couleur, et en même temps elle faisait partie de l’histoire du monde. Donc Alice l’a présentée de manière directe, comme l’aurait fait n’importe quel autre biographe doté d’un sens de l’Histoire : elle situe Emma dans son contexte. L’Histoire fut à la fois une source d’attirance et de contrainte pour Alice, comme pour Emma. Ça n’a pas été le cas pour moi.
En tant que freudienne, vous insistez sur l’enfance d’Emma, source de ses opinions sur l’autorité et l’anarchie. Battue régulièrement par son père, elle était habitée par une quête d’amour, par l’envie de plaire. D’où sa conception de l’anarchisme : plus une manière d’être qu’une idéologie.
Cela faisait partie de son interprétation de l’anarchisme, elle le voyait à travers le prisme de sa forte libido, lorsqu’elle a découvert combien l’amour sexuel la rendait vivante, elle l’a transformé en métaphore ; son discours consistait à dire que tous les êtres humains devaient se sentir émotionnellement vivants, et pour cela, la sexualité constituait une porte d’entrée. L’anarchisme et l’amour étaient entrelacés, l’un représentait l’autre : on devait habiter un monde libéré des contraintes conventionnelles imposées par le capitalisme. C’est de cette manière-là qu’elle s’est politisée.
Pourtant, la frontière entre l’anarchisme et le communisme pourrait paraître floue. Vous avez grandi dans le Bronx, « un bébé né dans des langes rouges », selon votre formule (« red-diaper baby »). Partagez-vous sa vision ?
Mes parents étaient des communistes, pas des anarchistes. Vous connaissez sûrement la différence entre les deux, je n’ai pas à vous l’expliquer.
D’accord, mais cela n’empêche qu’Emma fut attirée par le bolchevisme : elle est partie en Union soviétique, où elle a reçu une allocation de l’État et rencontré Lénine.
Les anarchistes pensaient qu’ils seraient accueillis par la révolution soviétique. Emma a quitté l’URSS en 1921, elle aurait fini morte en prison parce que Lénine tuait tous les anarchistes. Toutes sortes de personnes d’extrême gauche s’imaginaient qu’elles seraient les bienvenues dans la révolution soviétique, mais cela s’est révélé faux.
The End of the Novel of Love, l’un de vos essais, prétend que l’amour n’est plus une « métaphore opérationnelle ». Diriez-vous qu’une figure comme Emma Goldman ne pourrait plus exister aujourd’hui ?
En effet. Emma pensait qu’être amoureuse est l’expérience la plus élevée qu’on peut vivre, que rien n’est mieux. Depuis, on a compris que c’est faux. Plus les gens se libèrent des conventions, plus le divorce devient respectable et plus les gens se rendent compte que l’amour n’est pas le salut. Pour la plupart d’entre nous, il ne fournit pas ce dont nous avons besoin : le sens de l’urgence, de l’importance et de la découverte de soi qu’on lui avait attribué à l’époque précédente, quand on s’était permis de le romantiser. Plus on acquiert de l’expérience, plus on voit combien l’amour manque de la capacité à fournir un sens à la vie. Emma l’aurait nié jusqu’à son dernier souffle, elle n’a jamais vécu dans un monde où l’on devait faire ce constat, même si elle a traversé une série de déceptions amoureuses. Elle continuait à voir la passion sexuelle comme la panacée.
Depuis quand a-t-on fait ce constat ?
Depuis la seconde moitié du XXe siècle.
Vous liez la métaphore de l’amour à un moment historique, celui du modernisme, dont l’un des épicentres fut Greenwich Village. Quelle distinction peut-on faire entre les modernismes européen et américain ?
La politique européenne était plus attachée aux conventions que ne le fut la politique américaine. En Europe, les conventions telles que la famille et la vie bourgeoise sont plus enracinées. En Amérique, les gens ont plus de facilité à s’imaginer des vies où ils peuvent se séparer de la famille et des convenances bourgeoises, ce qui a permis l’éclosion chez nous de ce qu’on appelle « la politique de libération » (liberation politics). Par exemple, il y a quarante ans, le mouvement en faveur de la libération des homosexuels, des femmes et des Noirs n’existait pas en Europe. Tandis qu’aujourd’hui en Amérique, même des citoyens lambdas de la classe moyenne sont prêts à prendre le risque de couper les ponts avec leurs proches. Les Européens sont encore réticents à le faire. C’est pour cela que les mouvements de libération se sont épanouis aux États-Unis. Emma a toujours aimé l’Amérique parce que c’est le seul pays où, malgré ses incarcérations répétées, elle s’est sentie libre. Emprisonnée en Amérique, elle s’estimait plus en mesure d’ouvrir la bouche qu’elle n’aurait pu le faire en Europe en étant libre.
Vous avez également consacré une monographie importante à Elizabeth Cady Stanton (1815-1902). Comment peut-on comparer ces deux militantes ?
Elizabeth Cady Stanton est devenue une figure centrale pour moi, elle illustre le phénomène que je viens de décrire. Elle est issue d’un milieu respectable, est devenue abolitionniste puis féministe. Comme Emma, elle a eu le courage de se séparer de sa famille à une époque où, en Europe, presque personne ne le faisait. Pour ce qui est du tempérament, on trouve beaucoup plus d’anarchistes potentiels en Amérique, dotés de la capacité de briser les conventions pour créer un mouvement de libération.
Qui va parfois trop loin. The Romance of American Communism est né, comme vous le dites dans l’essai, d’une conférence féministe à Boston dans les années 1970 où vous vous êtes fait dénoncer comme « révisionniste » pour avoir critiqué la haine de l’homme (man-hating) chez certaines militantes.
Ce que je décrivais là, c’était l’acte de rejeter le dogme. Mon expérience à Boston correspondait à un moment où le mouvement féministe semblait prendre un virage dogmatique alors que j’aurais préféré qu’il reste frais et vivant, attaché au réel dans ses analyses ; ce fut pareil pour les communistes. Je voulais que le mouvement féministe demeure libre des dogmes.
Que pensez-vous du mouvement aujourd’hui ?
On a accompli une révolution, en quarante ans on a réalisé des progrès stupéfiants. En même temps, le mouvement #MeToo a révélé qu’on n’est pas sortis de l’auberge : les révélations relatives au harcèlement sexuel sur le lieu de travail m’ont beaucoup choquée, j’aurais cru qu’on avait fait plus de progrès. Ces six ou sept dernières années, je suis arrivée à comprendre pourquoi les jeunes femmes sont si fâchées, encore plus que nous ne l’étions, parce qu’on a si peu accompli, même si, du point de vue de ma génération, on a énormément fait avancer les choses : on a réussi à mettre les droits des femmes au cœur du débat politique du monde entier. Mais sur les plans culturel, politique et social, il reste beaucoup à faire.
La femme à part contient un passage émouvant sur l’évolution de New York depuis le 11-Septembre, et sur le refuge que vous avez trouvé dans la prose minimaliste de certains écrivains français et italiens.
Après le 11-Septembre, la ville a été profondément blessée, elle était dans un tel état de choc, c’était comme si la ville entière avait été bombardée. Ce fut dans cet état d’esprit et à ce moment-là que j’ai relu les femmes européennes qui avaient écrit sur la guerre, parce que la ville avait l’air abasourdie, c’était une période horrible. J’ai lu Anna Akhmatova, Natalia Ginzburg, Elizabeth Bowen : autant de femmes qui avaient écrit brillamment sur le fait d’être en guerre.
Dans le même récit, vous évoquez « la perte de la nostalgie » à New York.
Je le pense toujours, cela traverse toute la civilisation. Le monde d’aujourd’hui me paraît plus transgressif et cruel, c’est incroyable, je n’aurais pas pu l’imaginer. Partout où tu regardes, quand tu vois les guerres en train de se dérouler – personne ne pouvait croire que la Russie allait envahir l’Ukraine, et maintenant Israël et les Palestiniens –, on a le sentiment que l’humanité n’a plus une once de pitié pour elle-même. Comment peut-on être nostalgique lorsqu’on est rempli de cruauté ? C’est inimaginable.
Peut-on trouver également refuge dans les écrits d’Emma Goldman ? Quelles leçons a-t-elle à transmettre ? Vous lui attribuez l’étiquette d’« anarchiste hybride ». En France, un second livre sort en même temps que le vôtre, composé de quelques-uns de ses articles pour Mother Earth ainsi que de six lettres qu’elle a écrites à Ben Reitman.
Ses lettres à Ben Reitman sont embarrassantes. Elle se prosterne devant lui, elle est émerveillée par son attirance sexuelle, presque toutes les féministes que je connais en sont embarrassées. Emma était un sacré numéro, sa vision de l’amour libre est une énigme. Vous savez, ces années-là, il était encore illégal de faire l’amour en dehors du mariage. On pouvait être envoyé en prison ! Ce fut l’arrière-fond pour ce mouvement, l’expression « l’amour libre » était en fait une revendication de sa légalisation, pour que la loi ne se mêle pas de la vie sexuelle des gens. De même, il était illégal d’être homosexuel. Toute sortes de personnes devenaient des hors-la-loi, donc les gens ont développé des revendications extrêmes sur ce que l’amour libre pourrait leur procurer. Emma est devenue myope, elle était vraiment une ennemie du mouvement féministe, elle ne comprenait pas le sens des droits politiques pour les femmes. Elle croyait qu’être amoureuse, c’était le plus grand bien qu’une femme pourrait réaliser. Alors qu’elle-même, si on l’avait obligée à être ce genre de femme, elle aurait pété un plomb. C’est dans ce sens-là qu’on peut la considérer comme une anarchiste hybride. Elle était incapable de réfléchir profondément, elle n’avait pas de vision en ce qui concerne l’amour libre. Ce fut une lutte nécessaire que de faire légaliser la vie privée, mais à la longue cela ne l’a pas rendue plus perspicace.
Que pensez-vous de son autobiographie ?
Elle est une très mauvaise écrivaine. C’est de la rhétorique grandiloquente et remplie d’aveuglement. Je ne suis pas fan de son autobiographie. Emma était pleine de contradictions. Cela dit, j’ai beaucoup d’admiration pour son esprit essentiel ; et pour cela elle vaut la peine qu’on s’intéresse à elle. Elle a sensibilisé les gens à tout ce qui était mal dans la politique et dans la culture, et je l’apprécie énormément.