La première qualité de l’ouvrage de Jean Lopez consacré à l’Armée rouge, de sa fondation en 1918 à la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie en 1945, est la richesse de son illustration, qui restitue l’atmosphère dans laquelle son histoire se déroule. Certes, même aujourd’hui, où elle s’étale partout et à tout instant, l’image ne saurait se substituer au verbe. Mais ici elle n’a pas pour fonction de l’effacer. Conformément à sa fonction traditionnelle, elle l’illustre. Et fort bien.
Le titre est suivi d’un sous-titre qui vise à souligner l’évolution politique de l’Armée rouge : « innovatrice, libératrice, prédatrice ». Innovatrice, puis libératrice lors de sa création ex nihilo par Léon Trotski pour faire face à une guerre civile qui prend une dimension internationale surtout à partir de 1919, soumise à une longue crise due aux brutales répressions staliniennes à la fin des années 1930, puis prédatrice à la fin de la Deuxième Guerre mondiale lorsqu’elle permet au Kremlin de mettre la main sur l’Europe de l’Est.
Le récit, organisé par Jean Lopez, qui mobilise plusieurs associés, est entrecoupé de témoignages très vivants de survivants ou de témoins : le Finlandais Antti Hettonen qui en 1939-1940 se bat contre l’Armée rouge pour défendre son pays attaqué par Staline le premier décembre 1939 ; Leonid Okoun, « enfant du ghetto, combattant du maquis, héros de l’Armée rouge », dont la mère et la sœur ont été pendues par les Allemands ; Leonid Bertenstein, partisan soviétique en Ukraine ; Constantin Vanchenkin, poète engagé dans l’Armée rouge à la fin de 1942 ; Alexandre Volkov, dit Sacha le sage, capturé par les Allemands en juillet 1943 ; Kamo Elizbarachviki, officier d’infanterie géorgien, qui note avec un humour rarissime dans l’évocation des heures sanglantes de la guerre… et de la violence exercée par le régime et sa police politique à l’égard de ses propres hommes : « En février 1942 j’ai été mobilisé dans l’armée. Je mesurais à peine 1,46 mètre et le règlement interdisait d’embaucher en dessous de 1,50 mètres, mais le commissaire a dit : » ce n’est pas grave, il grandira dans l’armée […] il a eu raison, j’ai grandi encore et atteint 1,60 mètre. Ma petite taille m’a peut-être sauvé : les balles passaient au-dessus de moi ». Ces souvenirs donnent aux récits des moments de la guerre dans lesquels ils s’insèrent une tonalité inhabituelle.
Les trois quarts des 400 pages du livre sont consacrés à la guerre entre l’URSS et l’Allemagne nazie. Rien de plus normal sous la plume – ou plutôt sous le clavier – de l’auteur de Barbarossa, remarquable tableau de cette guerre. Cette différence de volume débouche sur une différence de contenu. Sauf pour celles consacrées à la guerre déclenchée en avril 1920 par la Pologne de Pilsudski, conseillée et en partie armée par le gouvernement français, les pages consacrées à la formation de l’Armée rouge survolent assez rapidement ses étapes successives. Les chapitres traitant de la guerre de 1941-1945 comportent, eux, de nombreuses études détaillées consacrées à tel ou tel aspect stratégique ou tactique de l’Armée rouge : Opération Barbarossa 1941, du triomphe au désastre, Stalingrad, dont Jean Lopez présente, selon ses propres mots, « une nouvelle vision d’une bataille mythique », La bataille de Prokhorivka, fabrication d’un mythe, Hongrie, lac Balaton,1945, l’ultime coup de corne des Panzers, le T34 le char de la victoire ? et le chapitre le plus politique, le NKVD, la botte secrète de Staline, instrument d’une terreur destinée à terroriser les soldats et la population.
Les deux moments centraux sont l’effondrement initial de l’Armée rouge en 1941 puis la bataille et la victoire de Stalingrad dix-huit mois plus tard. Sur les débuts de la guerre, un chapitre évoque Alfred Liskow, ce communiste allemand, soldat de la Wehrmacht, qui déserte 21 juin 1941 au soir pour avertir les Soviétiques de l’attaque imminente de la Wehrmacht. Cette attaque, éclatant à l’heure prévue, lui évite d’être fusillé comme les quatre communistes déserteurs précédents, considérés comme des provocateurs par Staline, toujours confiant dans la « collaboration » qu’il avait proposée à Hitler le 22 août 1939. L’aviation rouge lâchera même sur la Wehrmacht un tract où Liskow invite les soldats allemands à déserter comme lui et les assure que l’Armée rouge est invincible. Peu après, souligne Jean Lopez, il disparait, envoyé au goulag ou exécuté, on ne sait.
Ce n’est là qu’une des innombrables tragédies qui marquent les premiers mois de la guerre. Jean Lopez et son collaborateur Yacha MacLasha évoquent l’effondrement initial de l’Armée rouge dans un chapitre intitulé Les cinq causes de la déroute soviétique, qu’ils attribuent à « l’effet de surprise » (alors que Staline avait été té prévenu quotidiennement par ses propres services de renseignement !), « une doctrine militaire inadaptée, un encadrement terrorisé » depuis le déclenchement de gigantesques purges dans l’armée en 1937-1939, « une armée en crise de croissance » et – avec un point d’interrogation – « une troupe en crise morale et politique ? ».
Cette dernière question répond à une autre : « comment interpréter le fait que la Wehrmacht ait saisi 3 800 000 prisonniers en 1941 ? ». Lopez cite plusieurs historiens, qui, à mon sens, passent tous à côté de la cause fondamentale, à savoir la situation dramatique de la population laborieuse. Pendant que les privilégiés vivent dans l’abondance, la masse de cette population, éprouvée par la vague de terreur qui déferle sur le pays depuis 1936, est soumise à des conditions de travail épouvantables : en juin 1940, Staline a décrété pour les ouvriers et employés la semaine de travail de 7 jours, et la journée de 8 heures, soit la semaine de 56 heures… sans le moindre kopeck d’augmentation ; le régime pille la paysannerie affamée et, dans sa grande majorité, la population vit aux bords de la misère. Le témoignage d’un métallo cité par Jean Lopez sous le titre « Les tankistes ignoraient que leurs machines étaient déjà payées par des morts avant de servir » donne une bonne image des conditions de l’époque : « Les fenêtres n’avaient pas de vitre […] Dans la réserve à pièces détachées des centaines de personnes, dont des enfants, dormaient à même le sol de ciment […] Je peux témoigner de l’immensité du cimetière ouvrier qui se trouvait non loin de l’usine Staline ». Des centaines de milliers de soldats, accablés, indifférents ou démoralisés, se battent d’abord sans enthousiasme jusqu’à ce que la violence déchaînée par l’envahisseur contre des peuples que Hitler considère comme des « lapins » éveille chez eux la volonté de réagir.
Staline comprend fort bien cette passivité des premiers mois de la guerre et, comme à son habitude, recourt à la terreur pour la combattre. Exécutant une directive de Staline, qui considère comme traître tout soldat qui se laisse capturer au lieu de se suicider, Joukov télégraphie ainsi aux chefs d’unité du front de Leningrad : « Expliquez à tout l’effectif que les familles des militaires qui se sont rendus à l’ennemi seront exécutées et que ces soldat seront eux aussi exécutés à leur retour de captivité ».
Cette terreur se prolonge par la soumission des cadres de l’Armée rouge à un sanguinaire inquisiteur, Lev Mekhlis, chef de sa direction politique et vice-commissaire à la Défense, auquel l’ouvrage consacre un chapitre entier titré « Le Torquemada de l’Armée rouge », dont le portrait est accompagné d’un commentaire éclairant : « sa méthode : menaces, enquêtes, arrestations, filtrations de prisonniers soviétiques, condamnations à mort. Pour lui les traîtres sont partout ». En bon élève de Staline, il transforme tout échec en sabotage ou en trahison et fait aussitôt fusiller les saboteurs ou les traîtres imaginaires. Ses fusillés se comptent par centaines. Mais ce massacre ne suffit pas à lui assurer la victoire là où il sévit, en particulier en Crimée, dont il ne parvient pas à empêcher la Werhmacht de s’emparer à la fin de mai 1942. L’Armée rouge a perdu dans l’aventure menée par Mekhlis 176 000 hommes , ce qui, certes, ne saurait guère affecter Staline, totalement indifférent aux pertes humaines, et surtout 347 tanks, 3 476 canons et 400 avions. Staline, mécontent, rétrograde Mekhlis au simple rang de commissaire politique de corps d’armée. Les bourreaux policiers bénéficient d’une indulgence interdite aux soldats et aux gradés.
L’ampleur des pertes humaines dues à la guerre (3 950 000 morts… sans compter les mutilés inaptes à tout travail) poussera finalement Staline à épargner les prisonniers rescapés, qui lui serviront de force de travail d’appoint et seront à cette fin presque tous envoyés au goulag. Staline supprimera à cette fin la peine de mort, qu’il rétablira un peu plus tard, une fois le goulag bien rempli !
Jean Lopez, enfin, présente une « nouvelle vision de Stalingrad ». En quoi ? D’abord, dans un chapitre particulier intitulé « Anatomie comparée de deux batailles géantes », il l’oppose point par point à la bataille de Rjev, perdue presque au même moment par Joukov. Il conclut son analyse détaillée par les lignes suivantes : « L’état-major –e t Staline – a compris en profondeur la nature de la guerre moderne. Mais l’instrument militaire lui-même est encore bien piètre en 1942 et demeurera inférieur tactiquement à celui des Allemands jusqu’en 1945. À l’inverse les Allemands sont les maîtres de la guerre mécanisée et aérienne sur le terrain mais […] sont incapables de dessiner correctement une campagne, série d’opérations tendues vers un but clairement défini et séquencées en fonction des moyens réels ». Ainsi, pour Jean Lopez, la victoire Stalingrad découle d’une « supériorité stratégique », qui permet de surmonter les nombreuses faiblesses de l’Armée rouge.
Il y a certes dans le livre de Jean Lopez un certain déséquilibre entre la période de formation difficile de l’Armée rouge, à laquelle sont consacrées en tout et pour tout une cinquantaine de pages, qui peuvent paraître maigrelettes au regard des trois cents pages évoquant l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale, mais ce choix s’explique sans doute par la très grande différence entre les deux périodes dans l’ampleur des enjeux militaires – et donc des questions de tactique et de stratégie. Dans un de ses textes de l’époque de la formation de l’Armée rouge, Trotski insistait sur l’importance à accorder aux détails, au graissage des bottes, au rejet du gaspillage, à la propreté, à l’entretien du fusil et autres éléments du même ordre. Les questions posées par la Seconde Guerre mondiale sont évidemment d’une autre ampleur.