Disons-le d’emblée : Dans la tête de Narendra Modi, des journalistes Sophie Landrin et Guillaume Delacroix, peut être perçu comme un soutien moral majeur à tous ceux et à toutes celles de la diaspora indienne francophone qui luttent inlassablement contre la politique ultranationaliste hindouiste de Narendra Modi, le chef d’État de l’ancien sous-continent. Exhaustif, il se lit comme un thriller politique, même quand on connaît la plupart des informations. Il pourrait bien devenir une référence incontournable pour les lecteurs curieux de l’Inde, ainsi que pour les connaisseurs passionnés. Mais pour cela, il faudrait se débarrasser des lunettes roses et, comme les deux auteurs, accepter d’être intransigeant avec la réalité âpre et cruelle de l’Inde contemporaine.
Le livre s’ouvre sur une scène théâtrale de très mauvais goût, conçue, dirigée et jouée par un comédien hors pair : Modi en personne. Nous sommes à Ayodhya, le 5 août 2020. Située au bord de la rivière Saraju, un affluent du fleuve sacré le Gange, la ville d’Ayodhya de l’État d’Uttar Pradesh, prétendu lieu de naissance du dieu Ram – rien que ça –, accueille la cérémonie de pose de la première pierre du temple hindou à sa gloire. Modi est accompagné de ses acolytes, leaders de son parti : le ministre de l’Intérieur Amit Shah, « son plus proche allié », et Yogi Adityanath, moine fondamentaliste, chef du gouvernement de l’Uttar Pradesh. Tantôt homme politique tantôt bandit assumé, il vocifère sa haine islamophobe à toute occasion, incitant au meurtre et au massacre des non-Hindous et des opposants : un homme au brillant avenir, somme toute.
Ce jour-là, pour la première fois depuis l’indépendance du pays, un chef d’État démolit le principe du sécularisme inscrit dans la Constitution indienne. Non seulement parce qu’il joue le prêtre de la cérémonie religieuse, mais aussi parce que le lieu n’est pas vierge. En dessous des nouvelles fondations, sous la terre rougeâtre et les broussailles écrasées, se trouvaient les ruines de la mosquée Babri. Construite au XVIe siècle sur l’ordre de Babur, le premier empereur moghol, elle s’était fait oublier depuis des siècles, rongée par le temps. Le 6 décembre 1992, les militants hindouistes fondamentalistes dirigés par le parti hindouiste BJP, sa milice mère RSS et leurs multiples branches tentaculaires actives à travers le pays, avaient ravivé son souvenir en le détruisant sous les coups de leurs marteaux, bêches et tridents, afin de créer un symbole spectaculaire : celui de la reconquête de la terre sainte, de l’enterrement des traces de l’ennemi envahisseur, les musulmans. C’était le début de la fin du sécularisme indien.
Depuis, l’un des nombreux partis d’opposition de l’époque, le BJP, ainsi que son leader de second rang, Modi, alors quadragénaire, ont parcouru ensemble un long chemin. De la destruction de la mosquée Babri en 1992 à la fondation du nouveau temple Ram en 2020, qui plus est par le chef de l’État, c’est l’histoire du basculement de la démocratie indienne à une théocratie. Le livre de Landrin et Delacroix nous expose l’anatomie de cette chute, en puisant dans les observations et analyses effectuées par eux-mêmes durant des années, mais aussi par le politologue Christophe Jaffrelot, ou encore par l’historienne américaine Audrey Truschke. Il se réfère aussi aux enquêtes des journalistes indiens, tels Nilanjan Mukhopadhyay (premier biographe de Modi), Ashutosh Gupta (ancien porte-parole du parti centriste Aam Aadmi Party), Sidharth Bhatia (cofondateur du site d’information The Wire), ainsi qu’aux travaux de nombreux écrivains, intellectuels, activistes engagés contre la politique suprémaciste hindouiste. Ainsi, dans sa forme même, le livre rassemble les voix multiples qu’il connaît de près et de loin : une façon littéraire pour déjouer, dans l’espace limité du livre, l’hégémonie politico-religieuse si chère à son protagoniste.
Ce livre rhizome s’appuie sur les axes spatiotemporels de la vie de Modi : son enfance modeste, sous le joug du RSS (la milice fondée en 1925 par Vinayak Damodar Savarkar et Keshav Baliram Hedgewar, inspirés ouvertement par Hitler et Mussolini) ; sa jeunesse et son mariage arrangé ; son abandon du domicile conjugal suivi de deux années blanches dont ne sortira aucune information précise, sinon une légende fabriquée qui s’ajoute à son aura d’ascète célibataire ; son rôle de plus en plus dévoué et ambitieux au sein du parti dont le but est de faire émerger l’Inde comme une nation hindoue, en enterrant définitivement les héritages des règnes musulman et britannique. Modi est donc censé avoir suivi les consignes pures et dures de « l’Hindutva » – le fait d’être un hindou digne de ce nom –, se prive de la viande et du poisson, de l’alcool et du sexe, voue un culte à ses leaders, prêt à baiser leurs pieds, geste de révérence chez les hindous traditionnels. Il gravit les échelons du parti, et le voilà propulsé sur la scène nationale, bientôt élu, porté par la vague nationaliste hindouiste, Premier ministre. Et cela, deux fois de suite. Le troisième mandat est pour bientôt : les élections législatives doivent avoir lieu au printemps prochain.
La question-pivot est posée dès le début du livre : Modi utilise-t-il la politique à des fins religieuses ou utilise-t-il la religion à des fins politiques ? Si les experts sont partagés entre ces deux possibilités, une troisième option n’apparaît pas moins pertinente. Imposer l’Inde sur l’échiquier géopolitique mondial comme l’élément incontournable voire central, s’imposer comme le Guru universel, en Vishya-Guru : telle serait l’ambition du septuagénaire à la longue barbe blanche, vêtu d’une tenue traditionnelle tout aussi blanche, souvent couronné d’un turban couleur safran, et à de rares occasions d’un vautour (vrai ? empaillé ?). « Réécrire l’histoire de l’Inde et façonner son avenir, convaincu de la supériorité indienne et hindoue sur le reste du monde » – il ne s’agit pas là seulement d’ambitions abstraites, mais de la mise en œuvre d’un projet. Celui qu’on nomme « le boucher du Gujarat », à la suite du pogrom anti-musulman perpétré pendant son mandat en tant que gouverneur de cet État, a mis en place un véritable laboratoire de l’Hindutva.
Et la liste du programme de ce laboratoire est longue : encadrer la société selon les préceptes nationalistes hindouistes ; proposer dans des cliniques privées aux futurs parents de suivre des rituels « scientifiques » védiques afin d’engendrer des enfants « supérieurs » (comprendre grands, à la peau claire et au QI élevé, à l’image des Aryens) ; réécrire les programmes scolaires, l’histoire de l’Inde, effacer les chapitres portant sur les périodes moghole et britannique ; réhabiliter Nathuram Godse, l’assassin de Mahatma Gandhi, et l’ériger en héros national ; assassiner les journalistes, professeurs, écrivains, activistes, leaders d’opposition, quiconque ose critiquer Modi et son projet d’Hindutva, tels Gauri Lankesh, Gobind Pansare, Narendra Achyut Dabholkar, M. M. Kalburgi… une liste d’offenseurs est désormais établie par les milices religieuses : hommes et femmes à abattre. Le portrait de Hitler fièrement affiché dans leur QG, les militants du BJP et du RSS dévorent Mein Kampf, un bestseller en Inde, et acclament Modi comme le nouveau Führer.
Les pauvres ignares ne sont pas les seuls à voter pour lui. Les magnats de l’industrie et des médias, ainsi que les multinationales sont ses alliés redoutables. Le magnat indien Adani, l’homme le plus riche d’Asie, est un allié fiable pour Modi. Et ce n’est que le sommet de l’iceberg. Il ne s’agit plus de fuite, mais de placement des cerveaux. Si chaque année la Silicon Valley, aux États-Unis, recrute tant d’ingénieurs d’origine indienne, dont beaucoup obtiennent plus tard les plus hauts postes dans des multinationales, c’est qu’il s’agit de la stratégie politique issue du projet de l’Hindutva. Exemples cités par Landrin et Delacroix : Satya Nadella à la tête de Microsoft depuis 2014, Sundar Pichai à celle de Google depuis 2015, Arvind Krishna à celle d’IBM depuis 2020, Punit Renjen à la tête du cabinet Deloitte, l’un des Big Four mondiaux du consulting, depuis 2015 ; Leena Nair, PDG de Chanel, Vasant Narasimhan du groupe pharmaceutique Novartis, son homonyme Laxman Narasimhan de la chaîne de cafés Starbucks, Neal Mohan de YouTube, Shantanu Narayen de l’éditeur de logiciels Adobe… là aussi, la liste est longue.
On pourrait ajouter les stars de Bollywood tels Ajay Devgan, Priyanka Chopra, qui jouissent de relations privilégiées avec Modi et son parti et mettent en scène l’image glorifiée de l’Hindou ancestral régénéré. Et, sans doute pour se venger de la popularité incroyable des trois Khan, les stars des stars de Bollywood Shah Rukh Khan, Amir Khan et Salman Khan. Selon l’explication de Christophe Jaffrelot, le mythe du tombeur de filles, mâle alpha musulman et responsable du prétendu changement de la population en Inde, est né depuis que les colons britanniques « opposaient l’hindou végétarien et chétif au musulman robuste et agressif » et depuis que le cinéma indien alimente « ce stéréotype de l’hindou sans cesse humilié ». Le « charisme » de Modi, en admettant que les goûts et les amours ne se discutent pas, porte ainsi ses fruits désirés chez ses adeptes.
Sur la scène internationale, après une décennie de bannissement, Modi a de nouveau le vent en poupe : il vend toujours un peu de yoga et achète beaucoup de rafales, Airbus, armes de guerre. En France, on prêche le respect des droits de l’homme mais on les pratique avec une géométrie et une géographie variables. Mais tant d’efforts hanumanesques (Hanuman étant le dieu singe, symbole de la force mythique chez ses disciples) suffisent-ils pour redresser l’économie du pays, pour maintenir le cap et être à la hauteur du défi lancé, celui de devenir la nouvelle Chine ? Ah, Modi et ses décisions arbitraires, autoritaires, sa façon de mettre le peuple y compris ses ministres face au fait accompli ! On peut citer quelques-unes de ces décisions. La démonétisation drastique, par exemple, dont la facture atteindra l’équivalent de 36 milliards d’euros, va causer un séisme dans l’économie, puisque celle-ci est toujours en grande partie non informatisée. « Plus de 80 % des employés indiens touchent leur salaire en liquide et n’ont ni couverture maladie, ni retraite, 20 % des plus de quinze ans ne possèdent pas de compte en banque », rappellent les auteurs. Avec cette décision, plus d’une centaine de personnes sont mortes, exténuées par l’attente en plein soleil devant les banques. 3,5 millions d’Indiens ont brutalement perdu leurs moyens de survie.
Après la démonétisation, la pandémie de covid et le confinement soudain, qui ont laissé des millions de travailleurs affamés et bloqués dans les grandes villes, sans moyen de subsistance, sans moyen de transport pour regagner leur village d’origine. Quant à la seconde vague : rebelote, malgré toutes les alertes de l’OMS, Modi n’a pas préparé le pays et l’Inde est devenue une scène macabre. Les gens sont morts dans la rue, devant les hôpitaux débordés et démunis, sans matériel, sans lit, sans bonbonnes d’oxygène. Les bûchers ont brûlé par milliers. Puis il n’y avait même plus de place pour les bûchers, ni d’argent pour le bois, les cadavres étaient délaissés par les familles dans la rue. Dans l’Uttar Pradesh, l’État de Yogi Adityanath, un des plus pauvres du pays, comme par hasard, les défunts ont été jetés dans le fleuve sacré. « 4,7 millions de morts selon l’OMS, très loin des 510 000 décès déclarés par le gouvernement indien. »
Pour un nationaliste si pur et dur, Modi ne réalise pas le projet « Make in India » dont le but était d’encourager la production de biens destinés à l’exportation. Paradoxalement, sous Modi l’Inde se penche toujours vers l’importation et le subventionnement de la production nationale. Le résultat : le boom économique lancé par l’ancien Premier ministre, l’économiste Man Mahon Singh, se dégonfle, tout comme ce que Modi avait pris pour son tremplin privé, et l’Inde reste un pays en développement. Aucun chef d’État n’est apparemment capable de transformer « developping » en « developped » : un échec grammatical du langage politique.
Enfin, en ce qui concerne la politique autoritaire, on devrait parler aussi de la nouvelle loi qui accorde la nationalité à toute personne victime de persécution politique et religieuse sauf aux musulmans ; du couvre-feu, de la mise au ban du Cachemire pendant plus d’un an, de la nouvelle loi visant les agriculteurs – le Farmers’ Bill – qui avait pour but de privatiser le système du marché agricole… là aussi, la liste du programme maudit est longue. Mais toutes ces actions de Modi ne passeront pas tout de même sans résistance. À travers l’Inde, la colère gronde, les voix de la contestation dépassent les frontières du pays, les agriculteurs, ouvriers, travailleurs de divers secteurs, étudiants et professeurs de diverses universités, artistes, écrivains, journalistes, ont mené des batailles exemplaires, bravant les représailles des forces de l’ordre, bravant la destitution du jour au lendemain de leurs postes. L’action des agriculteurs est la protestation la plus massive et la plus longue du pays depuis l’indépendance. L’arbre à poison est planté, la haine xénophobe vicie l’air malgré le vernis d’une économie luisante, les fondements de l’État sont fissurés. Ce qui se passe dans la tête de Modi laisse des séquelles graves dans le corps de l’Inde. Y survivra-t-elle ?