Reconnaître notre monde vivable

Dans son essai Dans quel monde vivons-nous ?, Judith Butler tente de penser le monde pandémique dans lequel nous vivons à la lumière de la phénoménologie. Si l’ensemble des réflexions ne tient pas toutes les promesses du renouveau de la pensée pandémique, la stimulation que peut susciter cette réflexion tient à sa puissance de synthèse ainsi qu’à la pertinence et à la portée de certaines de ses références.

Judith Butler | Dans quel monde vivons-nous ? Phénoménologie de la pandémie. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Christophe Jaquet. Flammarion, 208 p., 21 €

La question-titre, « dans quel monde vivons-nous ? », nous guide tout au long de l’essai. Quelles sont les conditions de vivabilité et d’invivabilité de ce monde (notre monde) que l’émergence du virus du covid-19 a révélées ? Butler écrit ainsi que nous « ne savons pas comment vivre dans un monde organisé autour d’une crise immunologique sans précédent : nous ne sommes pas sûrs de ce que pourrait être une vie vivable dans ce monde-là ».

Le prisme de considération de ce monde n’est pas exactement celui des traditionnels outils théoriques butlériens. Même si Butler les réutilise, elle vise plutôt à réinterpréter le monde à l’aune des catégories phénoménologiques jugées les plus pertinentes. Sont ainsi principalement convoqués Max Scheler, Edmund Husserl et Maurice Merleau-Ponty, mais aussi Hannah Arendt, sans toujours convaincre dans la finesse du propos, mais non sans une certaine habileté.

Judith Butler Dans quel monde vivons nous ?
Judith Butler (2023) © Louise Quignon / Flammarion

Aux questions posées à une possible habitabilité du monde, lectrices et lecteurs reprocheront peut-être un « souffle » déjà senti et pensé. Butler ne risquerait-t-elle pas de surcroît par cette impromptue reprise phénoménologique de manquer en partie sa cible – la pensée du temps présent, dans lequel (n’en déplaise à son audacieuse reprise de Scheler) le tragique ne souffle plus comme avant ?

S’il n’est pas certain qu’il suffise de recourir à une grande tradition de pensée pour raisonner/résonner juste sur cette époque, les liens permis par la pensée butlérienne sont finalement plus féconds que ce qu’une banale déclinaison de grandes questions-variations laissait présager.

Les réflexions butlériennes confirment que la phénoménologie reste une tradition de pensée intéressante, mais qu’il est sans doute nécessaire de la repenser, voire de la dépasser à travers une « Critical Phenomenology ». La mention des travaux phénoménologiques les plus « critiques » (à travers les travaux de la Critical Phenomenology de Gaylye Salomon, Sara Ahmed, ou encore de Lisa Guenther) s’avère ainsi des plus pertinentes et stimulantes et permet également de penser le lien entre phénoménologie et politique. Butler recourt aussi à d’autres travaux (Frantz Fanon, María Lugones et Achille Mbembe, notamment).

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On saura également gré à Butler d’avoir eu le flair philosophique nécessaire pour déceler – au sein de la profusion des contributions de l’« immunogical turn » – la pensée extrêmement importante de Thomas Pradeu. Ce dernier est philosophe de l’immunologie et a pu proposer une nouvelle théorie de l’immunité : la théorie de la continuité. Cette théorie s’inscrit dans une vision de l’immunité qui inspire Butler, permettant de penser – pour le dire vite – l’idée que nous sommes les uns dans les autres, et que l’autre est en nous. Cette vision est située dans un « interactionnisme co-constructionniste » dont se réclame Pradeu pour s’opposer à la théorie du « soi et du non-soi », théorie-socle de l’immunologie, de plus en plus remise en question, et dont Butler semble avoir bien identifié les apories philosophiques.

Du point de vue de ses propositions théoriques principales, l’une des forces de Dans quel monde vivons-nous ? réside dans l’idée d’exposition. Si nous avons toutes et tous été exposés peu ou prou au virus pandémique du covid-19, cette exposition a été non seulement différente pour toutes et tous et chacun mais elle a également renforcé les inégalités déjà profondes devant l’expérience de souffrances. Face à l’idée que nous devrions tendre – pour un monde souhaitable – vers une « co-vulnérabilité » (notion développée notamment par David Jousset dans Penser l’humain vulnérable), la voie de la résistance a été rendue encore plus difficile par les systèmes néolibéraux et capitalistes maintenus et même renforcés par la pandémie. Ces derniers, au nom d’une primauté de la valeur de la santé économique sur la santé des personnes, laissent entendre, comprendre, ou « calculer » que certaines personnes sont dispensables (on pense à l’épineuse question du tri des vies qui s’est également posée lors de la pandémie, ou encore à la non moins problématique « herd immunity » proclamée si indignement par des leaders politiques), alors même que l’incalculable devrait être au cœur de la considération de la valeur de toute vie (Butler emprunte le concept d’incalculable à Derrida, rappelant que ce dernier « a déduit la valeur incalculable de la vie, après sa lecture de la Crise des sciences européennes de Husserl, et un passage par Kant »). 

Judith Butler Dans quel monde vivons nous ?
Masque jaune © CC BY 2.0/Ivan Radic/Flickr

Les critiques des systèmes capitalistes et « hétéronormatifs » sont moins au centre de l’essai qu’elles ne l’étaient dans les précédents ouvrages de la philosophe. On pourrait même dire qu’un certain conformisme à l’égard de la politique de la pandémie transparaît dans la pensée butlérienne, la philosophe ne s’attardant en effet pas assez sur toutes les politiques délétères qui ont accompagné la gestion des crises pandémiques, mais ce serait sans doute un peu trop s’avancer que de lui reprocher son manque de lucidité concernant certaines injonctions biopolitiques. (Le fait que je n’aie trouvé aucune occurrence du terme « biopolitique » dans le livre n’est pas suffisant comme preuve à charge !) Ainsi, le fait que le contrôle du vivant ne soit pas pensé à travers la « biopolitique » mais à travers un biopouvoir plus concret n’est pas à regretter tout à fait. Le contrôle des vies est en effet plutôt pensé en lien avec l’exclusion raciste dans les hôpitaux et avec les injustices systémiques ; Butler, insistant sur la force des slogans, cite par ailleurs très souvent les mouvements Black Lives Matter et Ni Una Menos, reprochant ici brutalement à Michel Foucault de ne pas penser ensemble certains problèmes qui lui semblent reliés : « Si Michel Foucault pensait qu’il y a une différence entre prendre la vie d’autrui et le laisser mourir, nous voyons que les policiers brutaux qui prennent des vies travaillent en tandem avec des systèmes de santé qui permettent la mort. C’est le racisme systémique qui relie les deux ».

Plus discrètes que les réflexions sur nos interactions en tant qu’êtres humains et vivants, les réflexions sur l’aspiration au nous, au commun, se déploient toujours avec en ligne de mire la difficulté de réalisation de la communauté. Judith Butler ne sombre pas non plus dans l’abstraction idéelle mais tâche de s’appuyer sur des faits précis ou sur des manières de penser l’interdépendance dans le monde. Le lexique omniprésent de la respiration est significatif, parfois envisagé sous l’angle symbolique, parfois sous l’angle de la profondeur mais renvoyant la plupart du temps à quelque chose de très concret, à savoir à la co-respiration des humains et autres vivants dans le monde. Les mots qui ont pour radical « respirer » constituent ainsi sans doute l’un des plus importants réseaux lexicaux [i] de l’essai.

À la fin de l’ouvrage, l’autrice de La force de la non-violence parvient à condenser et à actualiser certaines grandes lignes de sa pensée antérieure relativement aux « vies précaires » et à la vulnérabilité. Elle y étend la portée de l’application de la « pleurabilité » au monde du vivant.

Le terme de « pleurabilité » traduit, sans en restituer avec justesse toute la profondeur sémantique, le terme anglais « grievability ». Butler tente de montrer que la pleurabilité doit être pensée en lien avec la reconnaissance de la mort des individus : « Que signifie être pleurable ? On peut penser que quelqu’un ou quelque chose de perdu est pleurable ou impleurable selon qu’il est marqué ou reconnu publiquement, ou qu’il disparaît sans trace et sans reconnaissance (ou seulement minimale). » Les limites de la vivabilité de ce monde peuvent correspondre à celles du partage entre la pleurabilité de certains êtres vivants opposée à leur impleurabilité. La philosophe dénonce en effet le fait que certaines vies (nommées les « vies dispensables ») se voient privées de la condition de pleurabilité.

La réflexion sur la pleurabilité prend de l’ampleur quand il s’agit d’envisager la destructivité à l’échelle collective et « de convertir ce sens ambiant de la perte en deuil et en revendication. Apprendre à pleurer la mort de masse, c’est marquer la perte de quelqu’un dont je ne connais pas le nom, dont je ne parle peut-être pas même la langue, qui vit à une distance infranchissable du lieu où je vis : c’est insister sur le cadre mondial de notre désorientation ». Pour qui les lit à l’aune de notre sombre actualité, ces pensées apparaissent d’une brûlante urgence. Penser le monde dans lequel nous vivons est en effet aussi pour Butler mettre en accusation sa destructivité croissante et peut-être également son incapacité à affronter les taches aveugles de l’Histoire.

Judith Butler Dans quel monde vivons nous ?
Exposition « Dapreaux blancs », en l’honneur de chaque personne morte du Covid-19 (Washington, 2021) ©CC BY-SA 2.0/Elvert Barnes/Flickr

La pleurabilité ne saurait pour Butler être l’apanage des personnes déjà mortes mais devrait pouvoir être pensée depuis la vie elle-même, au sein des vies qui ne sont pas reconnues dans leurs conditions d’existence invivables. C’est peut-être également que l’idée d’une « lutte pour la reconnaissance » (expression hégélienne reprise par Axel Honneth [ii] dans un célèbre ouvrage, et citée par la philosophe états-unienne au début de l’essai, mais dont elle semble se distancier) doit être précisément pensée en lien avec l’absence totale ou le manque de reconnaissance. Reconnaître le monde vivable implique ainsi de concevoir la reconnaissance selon des modalités subversives qui complexifieraient le rapport du vivable et de l’invivable. On peut ici penser à ce qu’écrivait Butler dans l’introduction de Défaire le genre : « De la même façon qu’une vie pour laquelle il n’existe aucune catégorie de reconnaissance n’est pas une vie vivable, une vie pour laquelle ces catégories constituent une contrainte invivable n’est pas une option acceptable. »

Ainsi, on ne peut que saluer la lucidité de Judith Butler dans la pensée de notre monde, elle qui, par ailleurs, dès le début du dernier conflit israélo-palestinien, a signé un texte dans un média français – à la suite des attaques du 7 octobre 2023 – pour « condamner la violence » [iii]

Il aurait peut-être été envisageable – sur le plan conceptuel – de donner encore plus de consistance aux ponts établis entre la philosophie phénoménologique et les récentes avancées épistémiques et épistémologiques – dont celle de l’immunologie et de sa philosophie. La reconnaissance de nos vivables développée par Butler pourrait, en effet, aussi être pensée dans une affinité avec la biologie et notamment l’immunologie, domaine dans lequel la reconnaissance du « non-soi » par le « soi » est toujours plus complexe, moins caractérisée par l’opposition qu’il n’y paraît. Il est à cet égard intéressant de considérer que la reconnaissance immunologique de ce qui pénètre (dans) le « soi » n’est jamais reconnaissance de l’autre comme fondamentalement étranger ; la reconnaissance implique ainsi des mécanismes de tolérance et de rejet bien plus complexes que ceux représentés dans les (premières) représentations, schématiquement guerrières, de l’immunité. Il n’est certes pas toujours bon – tant s’en faut – de s’inspirer de modèles biologiques pour penser les champs de l’éthique et du politique, mais cela peut donner des idées, dont il faut espérer qu’elles ne servent pas les causes les plus injustes.

Si l’on veut en tout cas refuser que des biopouvoirs indifférents à la vivabilité de notre monde ne reconnaissent plus à la reconnaissance du vivant (ainsi que de la vie, de nos vies et de notre monde vivable) le droit d’être une notion complexe, pensable par toutes et tous, il est sans doute urgent de penser la reconnaissance selon toutes ses facettes et tous ses enjeux, en mettant donc ce terme au pluriel. Il s’agirait ainsi, avec Butler, de re-connaître les reconnaissances de notre monde vivable.


[i] D’après mon relevé lexical, on trouve vingt-et-une occurrences de mots ayant pour radical la respiration (avec en prime treize occurrences du mot « souffle », certes pensé grâce à Max Scheler !) contre dix-huit pour la « pleurabilité », quinze pour la « reconnaissance », alors que cette dernière est l’idée centrale de l’ouvrage, et seulement sept pour « l’interdépendance ».

[ii] Comme le rappelle pourtant Didier Fassin en conclusion de La vie mode d’emploi critique, « “la lutte pour la reconnaissance”, dont Axel Honneth analyse la grammaire, est indissociable de son contrepoint négatif : l’“expérience de l’humiliation et du mépris” ». Sur la différence du concept de reconnaissance entre Axel Honneth et Judith Butler, voir l’article de P. Mc Queen : “Honneth, Butler and the ambivalent effects of recognition”. Res publica21 (1), 2015, p. 43-60.

[iii] Judith Butler, « Condamner la violence », traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, AOC, le 13 octobre 2023. Disponible en ligne à l’URL <https://aoc.media/opinion/2023/10/12/condamner-la-violence/>.