Trois fois Taïwan 

Le 13 janvier 2024, l’élection présidentielle taïwanaise a placé l’île au cœur de l’actualité internationale. À travers le prisme de l’histoire, de la littérature et du récit documentaire, trois livres récents explorent la tumultueuse histoire de Taïwan, la construction de son identité et ses relations avec la Chine. Avec des méthodes différentes, l’historien Victor Louzon, le romancier Kevin Chen et le journaliste Arnaud Vaulerin reviennent sur le temps long pour éclairer le présent.

Victor Louzon | L’étreinte de la patrie. Décolonisation, sortie de guerre et violence à Taiwan, 1947. EHESS, 377 p., 24,80 €
Kevin Chen | Ghost Town. Trad. du chinois par Emmanuelle Péchenart. Seuil, 422 p., 23 €
Arnaud Vaulerin | Taïwan, la présidente et la guerre . Novice, 147 p., 18,90 €

Jamais élections dans un petit territoire d’Extrême-Orient n’auront été suivies avec autant d’attention par le monde entier. Le 13 janvier dernier, les Taïwanais ont fait bien plus que choisir leur futur président : ils ont réaffirmé la vigueur de leur démocratie et répondu par leurs bulletins aux bruits de bottes et aux menaces verbales de Pékin. 

L’histoire de Taïwan est peu connue en Occident, et son traitement médiatique la résume souvent aux tensions avec son encombrant voisin chinois. L’île a pourtant vécu longtemps loin des yeux et du cœur de Pékin, et s’est construit au fil du temps une identité sociale et politique unique en Asie. Ces trois ouvrages permettent de mieux saisir les spécificités de ce pays de 23 millions d’habitants et les raisons de son importance géopolitique. 

Victor Louzon, L’étreinte de la patrie. Décolonisation, sortie de guerre et violence à Taiwan, 1947
Photo de « L’incident 228 », un soulèvement populaire anti-gouvernemental à Taïwan qui a débuté le 27 février 1947 © Domaine public

Dans L’étreinte de la patrie, l’historien Victor Louzon décortique un épisode fondateur de l’histoire contemporaine taïwanaise : l’Incident du 28 février 1947. Colonie japonaise depuis 1895, l’île a été rétrocédée deux ans plus tôt au gouvernement nationaliste chinois de Chiang Kai-shek. Le 27 février, l’arrestation dans la rue d’une femme accusée de contrebande de cigarettes dégénère : la police tire sur la foule, tuant une personne. Le lendemain, des manifestations à Taipei sont violemment réprimées par les militaires. La colère contre les nouvelles autorités chinoises s’étend à l’ensemble de l’île, le gouverneur appelle des renforts du continent, et le soulèvement, qui mêle classes populaires et notables locaux, finit dans un bain de sang. 

Longtemps tabou, cet épisode demeure l’enjeu d’une bataille politique et mémorielle. Le Parti démocrate progressiste (PDP), réélu pour un troisième mandat présidentiel consécutif en janvier, veut y voir la preuve de la violence et de la dangerosité de la Chine, représentée quatre-vingts ans plus tôt par le parti nationaliste chinois (Kuomintang, KMT), aujourd’hui par la République populaire de Chine et son Parti communiste. Les proches du KMT estiment au contraire que la responsabilité de l’Incident incombe à l’ancien colonisateur japonais, ce qui permet « de jeter le discrédit sur l’indépendantisme taïwanais, jugé nostalgique du passé colonial ».

Louzon s’intéresse moins à l’héritage contemporain de l’Incident (même s’il y consacre un épilogue très instructif) qu’aux formes de la violence qui a déferlé sur l’île pendant quelques semaines en ce début d’année 1947. À partir de fonds d’archives et de témoignages oraux recueillis auprès des survivants par des historiens taïwanais dans les années 1990, il décrypte les mécanismes qui ont conduit la population à se révolter. Il cherche à décrire la violence dans « ses formes, ses conditions de possibilité et les significations que les différents protagonistes du drame lui confèrent ». 

Cette analyse des événements s’adresse avant tout à un public averti. L’ouvrage a néanmoins le mérite de poser les bases de l’histoire longue de l’île. Il rappelle qu’elle n’a été que brièvement sous l’autorité du continent, et jamais sous celle de la République populaire de Chine (contrairement à ce que laissent penser les appels à la « réunification » de Pékin). En s’intéressant aux mécanismes de la révolte, l’ouvrage revient longuement sur l’influence de la période de colonisation japonaise. Souvent méconnue en Occident, celle-ci joue pourtant un rôle non négligeable dans la construction identitaire et politique de Taïwan.

Plus accessible, Ghost Town, le premier roman traduit en français de l’écrivain taïwanais Kevin Chen, propose une subtile fresque familiale qui dessine en creux les évolutions d’un village taïwanais dans la deuxième partie du XXe siècle. Il n’est pas ici directement question de politique mais de secrets et d’ambitions qui détruisent, de fantômes du passé qui hantent les vivants, d’une société rurale qui peine à entrer dans la modernité. 

Kevin Chen Ghost Town
Un village dans la brume (Yuchi, Taïwan) © Domaine public

Après des années d’exil en Allemagne, durant lesquelles il a connu l’amour et la prison, Chen Tienhong revient dans son village natal. Le voyage vers le Taïwan de son enfance et les retrouvailles avec ses sœurs, le jour de la fête des fantômes, ravivent les souvenirs du jeune homme devenu écrivain. Du point de vue de Chen Tienhong, mais aussi de ses sœurs et des fantômes de ses parents, l’histoire familiale se révèle par petites touches. Traité comme un personnage du roman, le village de Yongjing accompagne et reflète les évolutions de la famille. Au fil du récit, les maisons traditionnelles sont remplacées par des lotissements pavillonnaires ; une Maison-Blanche fait son apparition, construite par un magnat local qui s’est entiché de sa fontaine en statue d’Apollon, avec chevaux et créatures marines ; l’usine de soja prospère puis fait faillite ; la piscine municipale, qui avait fait les beaux jours du narrateur adolescent, n’est plus à son retour qu’un bâtiment délabré autour d’un bassin vide. « Tandis que l’économie de l’île brûlait les étapes, la petite bourgade n’avait pas suivi le rythme de la marche vers le progrès », constate le narrateur. « Les populations rurales s’étaient exilées en masse, les jeunes s’en allaient pour ne plus jamais revenir, oubliant le nom de cet endroit où ils laissaient derrière eux des générations d’anciens incapables de partir. »

Le narrateur principal n’est pas tendre avec cette société rurale conservatrice qu’il a fuie. Ses cinq sœurs ont eu des destins malheureux, poussées à la folie, au suicide ou maltraitées par leurs maris. Son frère, qui a brigué la mairie locale, a fini en prison pour corruption. Son père, qui s’était essayé aux affaires, s’est fait escroquer par un associé sans scrupule. Chen Tienhong lui-même a connu les brimades et la violence collective d’un village qui ne pouvait tolérer son homosexualité. Pourtant, malgré ce tableau très noir d’une société encore rigide, le texte dégage une impression de mélancolie poétique. Les voix de chacun des protagonistes émergent petit à petit des brumes de la mémoire et composent un tableau impressionniste doux-amer. Un roman tout en maîtrise, qui a valu à Kevin Chen le Grand Prix de littérature taïwanaise.

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Dans un style très différent, l’ouvrage d’Arnaud Vaulerin, journaliste à Libération, complète ce panorama taïwanais en s’intéressant à la période contemporaine. Dans Taïwan, la présidente et la guerre, il pose les grands enjeux nationaux et internationaux de l’île à travers le portrait de la présidente Tsai Ing-wen. Fille d’un garagiste, élève brillante formée aux États-Unis et en Angleterre, diplômée en droit et en économie, elle ne se destinait pas à une carrière politique. Technocrate discrète, femme de dossiers et travailleuse acharnée, elle n’a aucun réseau familial en politique, n’a pas le verbe haut, ne cherche pas à se faire remarquer. Un contraste éclatant avec les précédents candidats. « C’est en experte, en techno, qu’elle aborde les dossiers, avec le prisme de l’économie et de la raison, quand d’autres y injecteraient de la politique et de la passion. » Ce sont ses talents de négociatrice qui la font repérer par le KMT de Lee Teng-hui, le président taïwanais de 1988 à 2000. Nommée au Conseil des affaires continentales, qui gère les relations avec la Chine, Tsai y affute sa connaissance des relations interdétroit et trouve en Lee Teng-hui « un mentor, sinon un père en politique ». C’est pourtant au PDP qu’elle choisira d’adhérer en 2004, et sous sa bannière qu’elle sera portée à la présidence en 2016. 

À la fois précis et concis, nourri d’entretiens avec des proches de Tsai, ce portrait révèle quelques aspects peu connus d’une présidente très attachée à ce que sa vie privée reste privée. Il permet également à Arnaud Vaulerin d’évoquer les sujets qui ont marqué le pays sous les mandats de Tsai Ing-wen. La virulence de Pékin depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la montée des tensions entre la Chine et les États-Unis, l’enjeu stratégique des semi-conducteurs produits à Taïwan, ont placé l’île dans l’œil d’un cyclone géopolitique. Et si elle a souvent répété que « la guerre n’est pas une option », la présidente a dû préparer son pays au conflit. Elle l’a fait en réformant l’armée mais aussi en faisant évoluer l’économie : « en 2022, les investissements en Asie du Sud-Est ont pour la première fois dépassé ceux réalisés en Chine continentale ». Tsai a surtout su ancrer son pays dans le camp des démocraties, et faire comprendre au monde son importance géopolitique et économique.

Arnaud Vaulerin propose ici une synthèse d’une grande clarté sur l’actualité sociale, économique, politique et internationale de Taïwan. Un texte qui restera pertinent même après la passation de pouvoir de Tsai Ing-wen puisque son successeur, Lai Ching-te, devrait s’inscrire dans sa continuité. Sans surprise, le résultat des élections a immédiatement été dénoncé par Pékin qui a entamé de nouvelles gesticulations militaires dans le détroit. Taïwan n’a pas fini d’être au cœur de l’actualité.