Bientôt les vivants s’ouvre sur une scène de massacre, dans le village de Sidi Youssef, dans la banlieue d’Alger, en 1997. On suit plus particulièrement le calvaire d’une famille, celle de la petite Aicha, vivant avec ses parents, son frère et sa grand-mère. De l’autre côté de la forêt, dans un quartier plus cossu, on fait la connaissance de Maya, une photo-journaliste qui essaye de convaincre Selma, sa cousine, d’aller voir ce qui se passe dans le village. Le deuxième roman d’Amina Damerdji semble vouloir embrasser toute l’histoire tragique et complexe de l’Algérie durant les années 1990 en partant d’une famille et d’un lieu. Difficile, une fois ces éléments posés, de faire tenir tous les profils possibles dans ce petit cercle de personnages et d’éviter de schématiser.
Après cette première partie, on retrouve Selma neuf ans plus tôt, alors qu’elle est une enfant passionnée par les chevaux et l’équitation et qu’elle occupe, avec ses parents, un étage d’une maison, sa grand-mère et son oncle occupant deux autres parties de la grande bâtisse. Bientôt les vivants raconte la trajectoire des membres de cette famille et de leur entourage entre octobre 1988 et le jour du massacre. Le décor est ainsi planté : un bois qui sert de frontière, séparant le quartier riche du quartier pauvre, et des dates : octobre 1988, le mois où un soulèvement populaire et les représailles violentes des autorités donnent lieu à des émeutes dans différentes villes du pays, et 1997, la période des massacres, apogée de la montée de violence de la décennie.
Dans la famille de Selma, il y a l’oncle traumatisé dans sa jeunesse, séduit par l’islamisme. Il y a le père, médecin, aisé, progressiste. La mère, qui semble s’intéresser du jour au lendemain aux droits de l’homme. La grand-mère résiliente, couvrant ses deux fils d’un amour infini, malgré leurs différences et leur conflit. Et enfin, au cœur de ce roman, les enfants qui grandissent durant cette période, devenant adolescents, puis tout jeunes adultes : Selma, sa cousine Maya et leurs amis et amoureux : Sofiane, Adel… bien qu’ils soient très jeunes, eux aussi semblent devoir endosser un rôle dans la tragédie qui se trame : ils assistent à des fusillades, à l’assassinat du président Boudiaf le 27 juin 1992, à la liquidation de journalistes…
Bientôt les vivants se déroule comme s’il fallait absolument des repères, identifiés, pour montrer, ou représenter l’horreur de la période. Peu de place est faite à la vie « ordinaire » ou aux tourments intérieurs. Même si le roman a un autre sujet : la passion de l’équitation, à laquelle Selma se raccroche malgré ce qui se passe dans sa famille et le pays. La relation de la jeune fille avec Sheitane, le cheval violent et « indomptable » qu’elle défend bec et ongles auprès des autres membres de son club, et ses premiers émois amoureux avec un jeune homme d’une classe sociale inférieure donnent un ton étrangement naïf et mièvre au récit, qui bascule par moments de la tragédie vers le roman pour adolescents.
Ce mélange des genres laisse perplexe et rappelle bon nombre de films et de livres algériens traitant de la même période, qui mettent toujours en scène de jeunes et jolies filles éprises de liberté et ayant des rêves jugés immoraux par les islamistes : la danse, la mode, ou l’équitation. La passion du cheval se retrouve assignée également à un rôle précis dans le récit de la guerre. Tout comme les personnages, les situations choisies par Amina Damerdji ont pour fonction d’expliquer les événements qui frappent le pays. Les actions de chacun sont systématiquement justifiées, par leur passé ou par un élément extérieur, l’histoire de l’Algérie ou la crise sociale. Alors même que l’on attendrait de la fiction qu’elle le construise, aucune surprise, étrangeté ou singularité ne perce d’aucun d’eux. C’est peut-être ce qui a en partie poussé la psychanalyste Karima Lazali, qui étudie dans son essai Le trauma colonial (La Découverte, 2018) les conséquences psychiques de la colonisation française et de la guerre « intérieure » (comme elle la nomme) des années 1990 en Algérie, à s’intéresser à la littérature, autant qu’à l’histoire et la psychologie, pour mener sa réflexion. Karima Lazali part de son expérience et d’une constatation : ses patients algériens ont des difficultés à « séparer les injonctions de l’intime, du social, et du politique » et si elle se penche sur les textes littéraires, c’est parce qu’elle les juge « plus proches [que les faits historiques] de la texture subjective ».
Il est intéressant de voir repris dans Bientôt les vivants les éléments étudiés dans l’essai de Lazali : le parallèle entre guerre de libération et guerre intérieure en tête, lorsque est évoqué par exemple dans le roman l’internement des islamistes arrêtés par les autorités algériennes et parqués dans des zones reculées du désert (dans un dialogue, un personnage rétorque que « c’étaient les Français qui parquaient nos parents dans des camps »). Ou bien encore la question des langues, très présente dans le livre de Lazali, et importante aussi chez Amina Damerdji, qui prend le soin de préciser souvent en quelle langue parle chacun des personnages, arabe dialectal (dardja) ou littéral (fosha). Mais là où l’essai de Karima Lazali creusait les questions en profondeur, prenait le temps et l’espace de développer chaque idée, le roman d’Amina Damerdji ne fait qu’effleurer le sujet, en chargeant les personnages de clichés qui rendent l’empathie difficile et la lecture laborieuse – surtout aux lecteurs qui sont au fait des événements historiques composant le contexte et la trame du récit. Aux autres, ce livre donnera peut-être quelques repères sur la « guerre intérieure » de l’Algérie.
Maya Ouabadi est éditrice à Alger. Après avoir fondé les éditions Motifs, elle a créé la revue littéraire Fassl, qui publie des textes en version bilingue. Avec Saadia Gacem, elle a lancé la première revue féministe algérienne, La Place (Lablassa en derdja). A lire: son entretien avec Tiphaine Samoyault