Enfin un Cahier de l’Herne consacré à Vladimir Nabokov ! En outre, les éditions de l’Herne nous proposent le journal tenu par sa femme, Véra, au moment de la parution aux États-Unis de Lolita, entre le printemps 1958 et l’été de l’année suivante.
Ce journal raconte pêle-mêle les expéditions entomologiques du couple dans l’ouest des États-Unis, les siestes de Vladimir, la réflexion antisémite d’un propriétaire de bungalow se plaignant des gens de New York qui « essaient de vous juiver », et remet, si nécessaire, une bonne fois pour toutes, les choses à leur place concernant Lolita : « tout le monde est enthousiaste. J’aimerais pourtant que quelqu’un remarque la tendre description de l’impuissance de cette enfant, sa pathétique dépendance envers le monstrueux Humbert Humbert, et son courage déchirant tout du long, culminant dans ce mariage sordide mais essentiellement pur et saint, et sa lettre, et son chien […] Tous passent à côté de l’évidence ».
Le Cahier de l’Herne cherche bien sûr à donner une idée de l’état présent des recherches nabokoviennes, mais ce qui est souvent savoureux dans ces Cahiers, c’est la manière dont les documents, les dessins, les articles de l’auteur célébré viennent tout autant alimenter la critique que la désorganiser. Nabokov, qui n’aimait ni les grandes idées pompeuses, les « ismes » en tout genre et toute entreprise visant à enfermer son œuvre dans une logique idéologique, préférait « de loin une masse amorphe de griffonnages, de brouillons, de lettres, de factures et d’ordonnances aux méandres maniérés de Mnémosyne » (in Autres rivages).
Relevons, par exemple, quelques notes préparatoires qui donnent un aperçu du travail minutieux effectué par Nabokov pour caractériser un manteau de fourrure porté par Ada dans le roman éponyme : loutre de mer, loutre marine, vison, ours polaire? C’est dans les détails que s’exerce la célèbre virtuosité nabokovienne qui n’est autre qu’un hommage à ce qui se propose avec la même précision dans le monde réel. Les détails ne sont pas une preuve d’authenticité (puisqu’un romancier peut les créer) mais ils témoignent du souci qu’a eu l’auteur de se tenir à la hauteur du réel. Ils prouvent aussi la respirabilité du monde dans lequel on est invité par le romancier à évoluer, sa plasticité, sa capacité à se dilater ou à se rétrécir, à accueillir tout autant qu’à rejeter, par son charme, sa cruauté ou son indifférence.
Ainsi, on regardera un fac-similé reproduisant la courbe de croissance d’une jeune fille de douze ans (la future Lolita), les merveilleux dessins dont il ornait les cahiers où il recopiait, enfant, les poèmes qu’il aimait ainsi que ses propres poèmes. On lira aussi avec émotion une merveilleuse lettre d’un Vladimir de vingt ans adressée à sa gouvernante suisse. Il lui raconte les nombreux déplacements de sa famille depuis leur départ pour la Crimée en novembre 1917. Le départ de la Russie est pour Vladimir un déchirement : « mon immense et orageuse patrie, que j’aime profondément de cet amour douloureux qu’on a pour une chère malade » Mais il garde espoir : « L’orage passera, l’Europe s’appaisera [sic] et ont [sic] lira mes poèmes. »
Dix ans plus tard, en réaffirmant sa loyauté à la Russie, il nous laisse apercevoir à quel point la nostalgie et l’imagination sont devenues les seuls remèdes aux déchirements de son âme : « Nous pouvons dire ce que nous voulons sur [la Russie], écrire ce que nous voulons sur elle, nous n’avons rien à cacher et il n’y a aucune censure pour placer des obstacles devant nous, nous sommes les libres citoyens de notre rêve ». Il habitera la littérature de la même façon.
Ces Cahiers donnent toute leur place à la poésie qui chez Nabokov, y compris dans ses romans, est toujours présente, comme sa passion pour les papillons ou les problèmes d’échec (dont il faut savoir qu’ils n’ont rien à voir avec le jeu d’échecs lui-même). Georges Nivat plonge dans cette matière qui n’a rien de volatile (c’est un peu l’image récurrente qui colle à la peau de Nabokov, l’idée que son œuvre est légère comme un papillon…) et nous entraîne dans le « labyrinthe des traductions et autotraductions » où Nabokov incarne, selon lui, à la fois le labyrinthe, Dédale, le Minotaure et Thésée. Isabelle Poulin nous parlera des « coulisses de l’écriture, là où l’écrivain se montre dans sa quête d’une éthique propre, dans l’entre des langues ». En évoquant la longue traduction qu’a réalisée Nabokov d’Eugène Onéguine de Pouchkine, Georges Nivat souligne : « intransigeant dans les problèmes de traduction comme en bien d’autres matières, [Nabokov] exigeait une traduction littérale, fût-ce au mépris de la langue d’accueil et du simple bon sens ». Tadashi Wakashima, son traducteur japonais, le contredit en nous racontant la façon dont Nabokov, dans la traduction de Lolita en russe qu’il a lui même réalisée, préfère utiliser une encyclopédie russe, consultée par Humbert, alors même que le roman se passe aux États-Unis.
À propos de l’apprentissage du russe, Nabokov nous dit : « Le cerveau doit fonctionner à la dure, ou sinon perdre sa vocation et son rang. » Il nous invite à admirer les vingt et une nuances du mot gorovitz lorsqu’il est modifié par un préfixe, sa « performance kaléidoscopique » qui permet de distinguer entre parler, persuader, submerger de mots son interlocuteur, trouver un accord ou se perdre totalement dans le dédale de son discours… Dans un essai de 1956, À propos d’un livre intitulé Lolita, Nabokov évoque sa tragédie personnelle : « J’ai dû abandonner mon idiome naturel, ma langue russe déliée, riche, infiniment docile ». Brian Boyd parle d’une « aisance magique pour transcender l’héritage » : cette aisance, on le voit, est le fruit d’une dialectique propre à Nabokov, entre les exigences qui sont les siennes et l’amour absolu qu’il porte à son art.
Neige Sinno, dans Triste tigre (P.O.L, 2023) a évoqué l’impact qu’a eu dans sa vie la lecture du roman de Nabokov. Dans ce cahier, c’est Vanessa Springora qui exprime, dans la même veine, le génie de ce roman qui leur a révélé une connaissance intime du mal auquel elles ont été toutes les deux confrontées. Vanessa Springora met au jour la voix de Lolita en citant nombre de ses paroles qui, mises bout à bout, dessinent la forme de sa douleur (Dolores est son véritable prénom). Dans Triste tigre, Neige Sinno nous explique comment ce roman révèle des caractéristiques morales et psychologiques typiques d’un prédateur sexuel, sa conviction qu’il n’est pas responsable, qu’il est victime d’une « société hypocrite qui fait mine de ne pas tolérer les amours entre enfants et adultes », la façon dont il se persuade lui-même qu’il s’agit d’amour, qu’il est l’objet d’une entreprise de séduction de la part de sa victime. Dans l’entretien que Nabokov donna en 1959 à la revue Arts en compagnie d’Alain Robbe-Grillet, l’auteur raconte qu’il a lu en 1939 l’histoire d’un singe à qui l’on avait donné du matériel pour dessiner. Le dessin obtenu représentait les barreaux de sa cage : « C’était donc l’idée d’un homme emprisonné dans une passion. C’est peut-être cela le début. »
Alors, on reste consterné par certaines remarques de Maurice Couturier qui trouve le moyen de ne parler que de lui-même, se réclamant de Roland Barthes et de son fameux article sur la mort de l’auteur (tout en précisant que Barthes prendra des distances avec ce texte, si bien qu’on ne voit plus en quoi ceci est censé éclairer cela), nous racontant la présence de Barthes à sa soutenance de thèse. Couturier rouspète, prenant peut-être le Cahier de l’Herne pour une tribune de Libération, contre ses détracteurs, en premier lieu l’hilarante Anne Garréta qui, il faut l’avouer, s’est impeccablement payé sa tête dans Le Monde du 21 janvier 1994. Quelques pages plus loin, Agnès Edel-Roy remet les choses en place : dans le documentaire (Arte) Lolita, méprise sur un fantasme, Couturier déclare avec assurance : « avec ce cas de pédophilie, je dirais presque, d’une certaine manière, qu’il a peut-être voulu se débarrasser du fantasme qui l’habite lui-même ». « Absolument rien, dans la biographie de Nabokov, ne permet d’étayer cette hypothèse », précise Agnès Edel-Roy.
On n’est pas au bout de ses surprises lorsqu’on s’aperçoit que Pierre Bergounioux, dans son intervention, parle lui aussi très peu de Nabokov, pour laisser toute la place à une théorie d’écrivains martyrisés (de Hugo à Tsvetaïeva). On comprend que Nabokov, malgré l’assassinat de son père et la déportation de son frère dans un camp de concentration, n’est pas un écrivain sérieux, vindicatif ou révolté malgré sa capacité à « accroître notre joie », qualité qui lui est reconnue in extremis sans que l’on sache vraiment de quelle façon elle a pu se manifester pour Bergounioux. Que Sartre, en 1939, ait méconnu le talent de Nabokov, le qualifiant de « déraciné », précisant, pour ceux qui n’auraient pas bien compris de quoi il s’agit, que les déracinés « ne se soucient d’aucune société, fût-ce pour se révolter contre elle, parce qu’ils ne sont d’aucune société » et qu’il conclue, par un tour de passe-passe logique, que les sujets abordés par un pareil écrivain ne peuvent être que « gratuits », passe encore. Mais qu’aujourd’hui Bergounioux attribue à l’exil de Nabokov, « à cette perte », « la teneur très particulière, volatile, fragile, chatoyante, ironique et onirique de son œuvre », c’est une façon de perpétuer cette croyance que l’exilé, détaché de sa patrie, ne fera que survoler une réalité à laquelle il restera étranger.
On me permettra ici de me tourner vers un article ancien de Pierre Pachet sur Nabokov : « Le déraciné, pour reprendre l’expression qui en 1939, l’influence de Barrès aidant, pouvait encore sembler péjorative, on ne peut plus se contenter de voir en lui un homme qui a perdu ce qu’il avait : il est au premier chef le dépositaire de valeurs humaines (sensations, gestes et façons de dire, savoirs) en péril ; l’amertume de son exil ne concerne pas que lui, elle est une richesse pour l’écologie humaine tout entière. L’effort intime et discret par lequel il reconstruit et maintient ce qui a eu lieu, cet effort, quand on y est sensible, transforme à son tour l’auditeur ou le lecteur en émigré, l’éloigne de son propre passé pour lui en faire percevoir la fragilité et la netteté. C’est son émigration même qu’il donne à qui la veut bien ». (Pierre Pachet, « Vladimir Nabokov, de la réalité du réel à l’imprévisible invention », Critique, 1981)
C’est peut-être chez Denis Podalydès qu’on trouvera le plus d’ardeur. Sa position de comédien, sa timidité même devant une œuvre dont il avoue qu’elle le rend parfois jaloux, lui permet paradoxalement bien des audaces : « si je tente d’attraper quelque chose [je ne retiens] qu’une expression : le tendre intervalle, entre deux battements, qui donne une idée du temps réel, celui dont Nabokov cherche à dire la texture ». Simone Weil (dans Fragments) disait : « ce qui compte dans une vie humaine, ce ne sont pas les événements qui y dominent le cours des années […] c’est la manière dont s’enchaîne une minute à la suivante, et ce qu’il en coûte à chacun ». Comme le dit Georges Nivat : « C’est Kant et toute la métaphysique pro et contra qui est tournée en ridicule. Au siècle de Sartre et Heidegger, Nabokov oppose son rire. À la métaphysique, Nabokov oppose le temps qui coule. »
Les lecteurs de ce Cahier sauront à quel point l’exil qu’a vécu cet auteur trans avant l’heure (des frontières, des langues et des cultures), le déchirement brutal entre le logos et l’être que cet exil lui a fait subir et la sensibilité à « la vie intérieure d’une langue », comme dit joliment Michael Wood, qu’il a retirée de cette amère expérience, sont à la source de l’enchantement nabokovien.