Les dits et écrits d’Ivan Jablonka

Alors même que son essai sur le phénomène Goldman, paru en août, est encore sur les tables des libraires, voici un nouveau livre d’Ivan Jablonka : un ensemble de courts textes et interventions intitulé (modestement) Le troisième continent et sous-titré (plus modestement encore) Ou la littérature du réel. Occasion de faire le point sur la trajectoire de ce personnage singulier de l’édition française.

Ivan Jablonka | Le troisième continent. Ou la littérature du réel . Seuil, 400 p., 23,50 €

Auteur de trois livres sur le sujet au début de sa carrière (Ni père ni mèreEnfants en exil et Jeunesse oblige, Seuil, 2006, 2007 et 2010), Ivan Jablonka a d’abord été historien de la jeunesse. Il est désormais écrivain et éditeur – il codirige la collection « La République des idées » aux éditions du Seuil. Il a été encensé il y a dix ans par la critique et les lecteurs pour son enquête sur ses grands-parents morts en déportation (Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Seuil, 2012) puis pour son enquête sur l’assassinat de Laëtitia Perrais (Laëtitia ou la fin des hommes, Seuil, 2016).

La pratique éditoriale qui consiste à rassembler des textes épars est commune. Chez les universitaires, elle est souvent une nécessité pour réunir en une seule publication un ensemble d’articles parus dans des revues spécialisées. Comment imaginer l’histoire de la culture écrite sans les volumes d’articles de Roger Chartier ? Comment penser l’histoire de la prison sans Les ombres de l’histoire de Michelle Perrot ? La compilation est un moyen de transmettre et de faire savoir. Mais lorsque, comme c’est le cas pour la majorité des textes inclus dans Le troisième continent, le livre est constitué d’articles de presse, de contributions de circonstance ou encore de discours prononcés dans le cadre de remises de prix, on peut se demander si, véritablement, tout mérite d’être republié. Surtout quand la plupart de ces interventions sont en ligne.

Le troisième continent, Ivan Jablonka
Intervention d’Ivan Jablonka lors du sommet du G20 à Buenos Aires en 2018© CC BY-SA 4.0/Kibilini /WikiCommons

Que cherche Ivan Jablonka ? Lorsque Daniel Defert et François Ewald décidèrent, après la mort de Michel Foucault, de publier ses Dits et écrits, c’était pour donner à lire ensemble et chronologiquement ses entretiens, articles, interventions, pour montrer ses multiples objets d’analyse, mais aussi son insatiable désir de recherche. Et nul ne peut nier l’intérêt d’une telle publication (d’autant que beaucoup de ces textes publiés au Japon ou aux États-Unis étaient indisponibles en français). Il s’agissait, non pas de s’affranchir de l’interdit testamentaire – pas de publications posthumes –, mais de rendre disponible ce qui pouvait éclairer les livres et de rendre visibles des recherches parallèles.

Dans ces dits et écrits d’Ivan Jablonka, on aurait pu espérer une démarche identique. Mais tous les éléments sont relatifs à deux ouvrages seulement, ses deux plus grands succès : le premier sur la Shoah, le second sur un féminicide dont la presse s’est fait très largement l’écho. Laëtitia ou la fin des hommes a même fait l’objet d’une série télévisuelle, dont Jablonka malheureusement ne parle pas, contrairement à Foucault qui avait commenté le Moi, Pierre Rivière de René Allio réalisé à partir de son livre. Le projet n’est donc pas de nous faire entrer dans son bureau, de nous faire découvrir sa table de travail.

Compiler des textes d’interventions a pu dans le passé être entrepris afin de défendre une cause. En 2006, Vincent Duclert avait ainsi rassemblé de nombreux articles aux éditions Galaade dans la campagne qu’il menait, avec d’autres, pour faire entrer le capitaine Dreyfus au Panthéon. On pourrait multiplier les exemples. Ces recueils sont des volumes de circonstance, que l’actualité des luttes impose souvent. Ici, rien de cela. Ivan Jablonka se place au-dessus de notre présent. Il le surplombe. Les textes ne sont pas organisés chronologiquement, il ne cite aucun essai ou roman contemporain (sauf Les disparus de Daniel Mendelsohn, autre grand succès de librairie). Son seul horizon est celui des morts.

Si j’étais méchant, je dirais que Jablonka érige son propre monument, son « tombeau ». Ou que Le troisième continent est un livre pour rien, « un non-livre ». Ou encore que c’est un ouvrage « paresseux ». Mais comme je ne suis pas méchant, et que je sais que l’auteur est studieux et des plus sérieux, en lisant ces articles qui souvent se répètent, je crois comprendre que notre auteur a une idée en tête.

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On imagine bien qu’Ivan Jablonka ne publie pas ce volume dans sa propre et encore jeune collection (seulement) parce qu’il s’aime beaucoup – bien qu’il ne les cite pas, il a lu que l’histoire est fragile, que les historien.ne.s ont quitté leur tour d’ivoire et sont inquiets, que l’histoire est collective. Il n’est pas non plus sans savoir que la littérature est entrée dans l’ère du tremblement.

Non, s’il publie ce volume, c’est que désormais il est un « écrivain » et qu’un écrivain, dans la représentation qu’il en a, doit écrire sur la littérature, comme Borges, Camus, Toni Morrison ou W. G. Sebald. Et Jablonka a des choses à dire, puisqu’il a découvert en écrivant un nouveau continent : le troisième. Non pas celui qui se trouve au milieu de l’océan Néothétys qui séparait l’Afrique, l’Europe occidentale et l’Asie orientale durant l’Éocène, de 55 à 34 millions d’années avant J.-C., mais un espace textuel méconnu de ses contemporain.e.s.

En historien, Jablonka a été un des premiers à travailler le vaste territoire de l’enfance (notamment dans sa thèse sur l’histoire des enfants de l’assistance publique). Quoi qu’on en dise, il y a une vraie cohérence dans sa bibliographie. Elle tient à ce que Jablonka est un explorateur, qui a en ligne de mire et depuis longtemps la littérature. Même si son premier livre était un essai contre Jean Genet (Les vérités inavouables de Jean Genet, Seuil, 2004), son chemin vers une théorie de la littérature contemporaine a été long. Il a d’abord mené un travail patient de généalogie familiale, puis, ce récit premier mis noir sur blanc, il a pris la question littéraire de biais et tenté de refonder une nouvelle histoire, en essayant de montrer comment l’écriture de l’histoire faisait partie de la littérature contemporaine (L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Seuil, 2014).

Le troisième continent, Ivan Jablonka
Un enfant écrivant (Venise) © Jean-Luc Bertini

Il lui importe peu que la chose n’ait pas pris. De même que nous n’étions pas les premiers à écrire à la première personne, la question des rapports entre littérature et sciences humaines n’était pas nouvelle – Claude Simon a obtenu le prix Nobel de littérature en 1985. Il fallait passer à l’étape suivante, celle de la morale. Jablonka a donc voulu refonder une morale du masculin. Ce fut son livre de 2019, Des hommes justesdont Marie-Jeanne Zenetti avait montré ici même les ambiguïtés. Puis, avec Un garçon comme vous et moi (Seuil, 2021), nos mères ont pu se réjouir d’avoir des fils si « bons ». Mais Ivan Jablonka n’avait pas compris que la génération de ses étudiants et étudiantes comme de ses enfants vivait déjà au-delà des rapports masculin-féminin.

Mais là encore, qu’importe, la case était cochée. L’étape suivante nécessita de passer par le difficile cas Jean-Jacques Goldman. Il le fallait, car, depuis Laëtitia, l’écrivain que Jablonka entend être est un écrivain « populaire ». On ne sait pas bien ce que cela signifie, simplement, comme il l’a écrit, ne pas être celui des « pages livres de Libé ». Aussi, avec cette compilation, Le troisième continent, il affirme avoir découvert et fondé une nouvelle littérature qui se veut celle de toutes et tous, qui rassemble mais qui n’est pas pour autant une littérature-monde. En même temps « enfant de la Shoah », « historien », « homme », « père », sensible aux écritures méprisées, il plante son drapeau : celui de « la littérature du réel ». La formule est loin d’être neuve, mais, sans douter des connaissances littéraires de notre auteur, on peut s’étonner qu’il découvre la non-fiction.

Quel est le programme de cette littérature ? Être de la « frontière » ? C’est à partir de ce lieu, dont Karl Jacoby (qu’il ne cite pas) a montré l’extraordinaire richesse heuristique, que Jablonka entend travailler. Mais il n’en dit pas plus ? Il va donc nous falloir attendre son prochain opus. Patience ! Il est long et sinueux, le périple vers la littérature !