Un nouveau Sartre ?

Durant ses dernières années, Sartre était très affaibli par un vieillissement précoce et par la maladie, en particulier des AVC. Il a renoncé à conclure son Flaubert, il a désavoué ses œuvres majeures au profit de livres d’entretiens avec Benny Lévy, qui manifestaient un intérêt pour le prophétisme juif surprenant chez ce vieil athée. Était-ce l’achèvement d’un parcours intellectuel ou l’achèvement par ses proches d’un vieillard ? S’il y a eu abus de faiblesse, de quel côté venait-il ? Simone de Beauvoir en tête, ceux qui accompagnaient Sartre depuis des années ont insisté sur le délabrement mental de celui qui dénonçait aussi bien L’Être et le Néant que la Critique de la raison dialectique. Dans Achever Sartre, Laurent Touil-Tartour entreprend de montrer au contraire la continuité d’une réflexion.

Laurent Touil-Tartour | Achever Sartre. Grasset, 224 p., 20 €

L’auteur double sa violente diatribe contre Simone de Beauvoir et la « sartrie » d’un éloge aussi peu nuancé de Benny Lévy qu’il ne se cache pas d’admirer. Le lecteur comprend tout de suite de quel côté sont les bons et de quel côté les méchants. Mais le bon par excellence, celui dont ce livre est avant tout une apologie, n’est autre que Sartre lui-même. Le principal héroïsme attribué à Benny Lévy est la constante affection dont, une décennie durant, il a fait preuve envers Sartre jusqu’à la mort de celui-ci. Ce, malgré un tutoiement irrespectueux auquel Beauvoir et son vieux compagnon se sont toujours refusés.

L’argument selon lequel Sartre a insisté pour défendre la légitimité théorique de sa nouvelle position est moins convaincant qu’il ne paraît. Ceux qui constatent un abus de faiblesse manifeste à l’endroit d’un vieillard de leur entourage voient aussi que la victime défend à toute force celui ou celle qui veut lui faire dire ou faire ce à quoi il se serait vigoureusement opposé quelques années plus tôt. La décrépitude intellectuelle peut apparaître à celui qui la subit comme un progrès, un achèvement au sens de l’ultime réussite. Le livre publié alors en vertu de la notoriété de l’auteur est présenté comme le sommet de son œuvre, l’achèvement de l’édifice – et les proches s’affligent.

S’agissant des derniers ouvrages publiés du vivant de Sartre et de la vive polémique qu’ils ont provoquée, les faits sont à peu près clairs. Ce n’étaient pas exactement des livres puisque leur auteur ne pouvait plus lire mais lui-même a insisté pour que ces dialogues avec Benny Lévy soient considérés comme traduisant effectivement sa pensée. Il les avait corrigés minutieusement avec l’aide d’Arlette Elkaïm, sa fille adoptive, et il a insisté auprès de Jean Daniel pour qu’ils soient publiés à ce titre dans Le Nouvel Observateur. D’autre part, ces dialogues vont à contresens de positions que Sartre a défendues des décennies durant, en particulier de son athéisme. Ce dont lui-même était conscient et qu’il revendiquait. Il semble d’ailleurs avoir mal compris – ou pas accepté – l’opposition que Simone de Beauvoir a formulée au nom de la continuité de l’œuvre sartrienne. Il est indubitable que Benny Lévy a joué un rôle important dans cette affaire, en lien avec une Arlette Elkaïm qui s’est opposée à Simone de Beauvoir. D’où le conflit de l’époque. 

La question ne porte pas sur les faits mais sur l’interprétation qui peut en être donnée. L’influence est manifeste mais jusqu’à quel point a-t-elle joué ? Le travail mené avec Benny Lévy et Arlette Elkaïm s’est fait en grande partie contre Simone de Beauvoir, ou du moins sans tenir compte des principes qu’elle défendait ; dans quelle mesure ce revirement était-il la volonté du vieillard très affaibli qu’était alors Sartre ? Était-il d’ailleurs aussi affaibli intellectuellement que physiquement ?

Achever Sartre, Laurent Touil-Tartour
Jean-Paul Sartre vendant La Cause du peuple (dessin de Calvi) © CC BY-SA 4.0/Calvi.Wikicommons

Laurent Touil-Tartour voit en Benny Lévy l’autoritaire dirigeant occulte d’un groupe maoïste qui passait pour spontanéiste, dirigeant radical et redouté qui est devenu un penseur de première importance dans le cadre d’une yéchiva. Il emploie même le mot « génie ». Ce portrait pourrait bien être légèrement excessif. Benny Lévy n’a peut-être pas exercé l’influence politique considérable qui lui est attribuée et les livres qu’il a publiés ne sont peut-être pas ceux d’un génie hors norme. Mais admettons l’hyperbole. Reste ce paradoxe que cette description pourrait conforter la position de ceux qui voient en Benny Lévy, sinon un prédateur, du moins une forte personnalité susceptible d’exercer une influence excessive sur un vieillard.

Les deux hommes avaient quatre décennies d’écart. Quand ils se sont rencontrés, deux directeurs de rédaction successifs de La Cause du peuple avaient été emprisonnés pour ce motif ; l’idée des dirigeants de la Gauche prolétarienne (GP) fut de demander à Sartre de leur servir en quelque sorte de paratonnerre, d’abord pour cette publication puis pour Libération lors de la création de ce quotidien qui fut fondé comme son prolongement. Benny Lévy s’est chargé de cette mission. Sartre a accepté de prendre cette responsabilité et le gouvernement pompidolien a constaté qu’il ne pouvait « emprisonner Voltaire », selon le mot du Général. S’est ainsi créée une connivence personnelle entre le grand penseur connu du monde entier et le jeune militant charismatique. La famille de Benny Lévy avait été chassée d’Égypte en 1956 et lui-même se trouvait apatride et sans ressource. Afin de lui procurer un revenu et de faciliter sa naturalisation comme Français, Sartre l’employa comme secrétaire, c’est-à-dire en fait comme le collaborateur avec lequel il s’entretenait chaque jour alors qu’il perdait la vue. Il est manifeste qu’ils se sont influencés mutuellement – mais jusqu’à quel point ?

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Même s’il n’a jamais rejoint les positions de la GP, Sartre s’en est rapproché à certaines occasions. Elles n’étaient pas toujours si éloignées de celles qu’il défendait depuis des années, y compris une certaine fascination pour la violence politique. Les choses ont changé de sens quand Benny Lévy s’est découvert juif et a abandonné le radicalisme politique au profit d’un radicalisme religieux. Sartre, qui n’était pas juif, avait toujours eu de la sympathie pour l’État d’Israël. Il avait écrit un des grands classiques de la lutte contre l’antisémitisme sans connaître grand-chose à la pensée juive. Au contact de Benny Lévy, il s’y est intéressé de plus près. Il a pu concevoir cela comme une continuité avec certains aspects de sa pensée antérieure. Même, peut-être, quand il eut alors des formules très proches de celles de Levinas. Était-ce un ralliement à un mode de pensée religieux dont il avait toujours été éloigné ?

L’interprétation de Touil-Tartour est habile. Il défend l’idée que ce n’est pas Benny Lévy qui a influencé Sartre mais le contraire. En lisant attentivement L’Espoir maintenant, leur dernière publication commune, celle qui scandalisa la « sartrie », il pense pouvoir montrer que Sartre est loin de se rallier : celui-ci pousse son interlocuteur dans ses retranchements. D’un autre côté, il est clair que l’intérêt pour le messianisme juif est largement dû à Benny Lévy ainsi sans doute qu’à Arlette Elkaïm qui s’initie en même temps que lui à l’hébreu biblique. Sartre apparaît alors comme le Socrate du jeune juif qui ne se pensait pas comme tel et qu’il a révélé à lui-même.

On pourrait donc conclure sur le semi-remplissage du verre, s’il n’y avait autre chose dans le livre de Touil-Tartour : un portrait extraordinairement positif de Sartre. Benny Lévy est vu comme un génie mais l’intelligence de Sartre n’a rien à envier à la sienne, et elle est doublée d’une grande générosité, d’une formidable bonté. Un portrait aussi attachant de Sartre justifie à lui seul la lecture de ce livre.