Une langue tapissée de poils

Le duel des grands-mères (JC Lattès, 2022), premier roman du jeune auteur malien Diadié Dembélé, conté par un môme de Bamako à la langue bien pendue, retraçait avec drôlerie son initiation, entre deux aïeules villageoises, aux réalités crues du monde rural. Inversant le trajet ville-campagne, Deux grands hommes et demi orchestre cette fois un duo d’aventuriers plus-que-frères. Le moins chanceux des deux relate leurs tribulations durant les années 1980 et 1990. Ce deuxième roman magistral est une confirmation éclatante.

Diadié Dembélé  | Deux grands hommes et demi . JC Lattès, 227 p., 20,90 €

Originaires d’un village soninké du cercle de Yélimané, à l’ouest du Mali, Manthia Gassama et Toko (un surnom), son ami de toujours, comptent d’abord faire leur pelote à la capitale. Faute d’y réussir, en 1991, année de la chute du régime de Moussa Traoré, ils tracent leur route jusqu’en France, jusqu’aux foyers et aux chantiers de Seine-Saint-Denis. Comme des milliers de gens avant eux, poussés depuis les années 1950 vers les concentrations urbaines ouest-africaines, l’Afrique centrale ou l’Europe, les voilà « en aventure », de cette aventure qui « débaptise les dignes ».

Or les premières lignes du roman le confirment sans ambages : seule la légende de cette aventure peut être dite, la fiction entretenue auprès des siens, à qui il faut impérativement taire les épreuves affrontées car « un homme ne se plaint pas » et « seul compte le retour triomphal » : « Rien ! Pas un son articulé, ni un bruit ayant la forme d’une syllabe, d’un cri, d’un soupir ou d’une respiration bruyante. Chut ! Ne faites pas fuir la bravoure dans le cœur des jeunes garçons endormis. Mettez des mains fières devant vos bouches ensanglantées. Enfouissez vos visages disgracieux dans la terre. Cachez-vous derrière la maison de votre père, et ne revenez pas avant d’avoir camouflé l’excrément de lâcheté qui a giclé sur votre honneur, dès que votre bouche a souhaité dire la vérité. »

Deux grands hommes et demi  Diadié Dembélé 
Dos à dos (Bamako, Mali) © CC BY 2.0/Robin Taylor/Flickr
"
Comme dans son précédent roman et avec plus de maîtrise encore, Diadié Dembélé joue avec une profonde intelligence, entre soninké, bambara et français, de l’emboîtement des dominations linguistiques.

Adaptant au récit de migration le dispositif du séminal Devoir de violence de Yambo Ouologuem (1968), mettant aux prises « récit d’aventure » et « véritable histoire », Diadié Dembélé se saisit en romancier de l’enjeu consistant à « sauver le récit de son enrôlement dans le storytelling » – comme l’écrivent, dans Voir venir. Écrire l’hospitalité (Stock, 2019), Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville. Et pour cela, il faut révéler l’intense travail narratif des exilés, pris entre les feux de narrations antagonistes. Qu’il s’agisse de repeindre l’aventure auprès de la famille au village, qui ne mange qu’au prix de la force de travail engagée à Bamako ou Saint-Denis, ou de produire un récit assimilable par les autorités du pays dit d’accueil, le mensonge impose en effet sa nécessité. D’abord térébrant, il fraie pourtant la voie d’une vérité. Au deuxième chapitre, on comprend que le narrateur est l’un des deux protagonistes, s’adressant dans sa langue à un interprète auprès d’un avocat afin de défendre sa cause dans le cadre d’un dossier de régularisation. Plus tard, on apprendra qu’on est en 1996, peu après l’assaut des forces de police contre l’occupation de l’église Saint-Bernard à Paris, et que le travailleur malien sans papiers a été placé en centre de rétention en vue d’une expulsion : « Ce ne sont pas les conditions d’hébergement dans le centre qui me torturent, ce qui me tue, monsieur, c’est la manière qu’ont les surveillants de nous traiter comme des prisonniers pendant qu’on nous garantit de votre côté qu’il s’agit de mesures préventives. Pourquoi inventer des vérités perpendiculaires et nous placer à leurs croisements alors qu’il suffirait de dire que nous sommes des prisonniers d’une condition injuste ? »

La fiction retisse ensemble les réalités d’existences contraintes et les vérités dont accouche ce récit adressé, qui ne l’est pas moins. Près des deux tiers du roman se situent au Mali même, au village puis dans la capitale. Les aléas climatiques, les sécheresses et les disettes qui s’ensuivent rendent plus âpres encore des rapports sociaux basés sur un patriarcat gérontocrate. Qu’ils soient envoyés aux champs ou à la boutique d’un oncle, Manthia et Toko triment, soumis aux diktats souvent obtus des aînés. Leur arrivée en France n’entraîne pas d’émancipation, bien au contraire. Et quand Manthia voudra élargir son univers, d’abord grâce à des cours de français, puis une brève romance avec Clémence, sa professeure, et enfin en s’impliquant dans les luttes de sans-papiers aux côtés d’un syndicaliste français, il le paiera cash, tandis que Toko, demeuré dans le rang, récoltera les fruits de son apparente docilité. Ayant obtenu des papiers, il pourra s’en retourner en vacances au pays, entretenant la légende attendue de lui et de ses semblables. Or la valeur, l’ardeur au travail ou les efforts d’« intégration » (prendre des cours de français langue étrangère, apprendre, déjà plus tout jeune, des rudiments de lecture et d’écriture, comme s’y emploie le seul Manthia) n’y font rien en réalité : l’octroi de papiers relève d’une pure et simple loterie, à moins qu’il n’obéisse à une fatalité mystérieuse aux ressorts ésotériques. La réussite de Manthia réside ailleurs : « Regardez-nous ! », s’écrie-t-il à la fin du roman, et cela résonne comme une adresse à nous, lecteurs, à qui aura été narrée la véritable histoire des « bergers sans pâturage qui errent dans les failles de l’indicible ».

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Le bandeau du livre reproduit un double portrait dû à Abdourahmane Sakaly (1926-1988), l’un des vétérans de la photographie malienne moderne, dont l’œuvre a été remise à l’honneur à la fin des années 1990 grâce aux éditions Revue Noire [1]. Des années 1950 à la fin des années 1970, on se bousculait à son studio sis à Medina Koura, un quartier historique central de Bamako. Issu d’une famille de commerçants itinérants d’un pays africain à l’autre, Sakaly, encore adolescent, avait lui-même « fait l’aventure » au Gabon avant de revenir à Bamako en 1946. Dans le roman, alors qu’ils s’apprêtent à quitter la capitale malienne pour la France, Manthia et Toko se font à leur tour tirer le portrait chez un « vieux photographe » du quartier Mali, sur la rive droite du fleuve Niger. Fin 1991, celui-ci « brade ses tirages en noir et blanc à cause de la généralisation de la couleur ». Le « voleur d’ombre » possède une malle pleine d’accessoires, d’où il tire bérets, lunettes et montre argentée, autant de « déguisements » qui plaisent aux deux compères. Ceux-ci posent ainsi, Manthia s’emparant d’une cigarette négligemment suspendue à ses lèvres : « ce photographe est celui qui réussit à capturer l’essence de notre amitié même, son apogée, sa plus grande hauteur, le sommet de ce que nous ne connaîtrons plus ». Ce cliché figure dans une série datant des années 1950 et reproduite par la Revue Noire en 1995, où l’on trouve un autre double portrait des mêmes modèles, ayant autrement réparti les accessoires, et racontant dès lors, dosant différemment le picaresque et la mélancolie, une tout autre histoire, « loin des proches et proche des lointains ».

"
Très digne successeur d’Ahmadou Kourouma, sachant comme ce dernier mettre au service d’une lucidité corrosive son humour et son inventivité langagière, Diadié Dembélé fait entendre une voix puissamment originale.

Sans concession, Deux grands hommes et demi n’en est pas moins très savoureux à lire. Plaisir encore relevé par un français plurilingue et pourtant « sans gluten » ! « Regardez ma langue ! Elle est tapissée de poils. Les sons qui sortent de ma bouche sont velus de soninké. » Comme dans son précédent roman et avec plus de maîtrise encore, Diadié Dembélé joue avec une profonde intelligence, entre soninké, bambara et français, de l’emboîtement des dominations linguistiques. Passé par le master de création littéraire de l’université Paris 8 (Saint-Denis), il a lui-même travaillé comme interprète auprès d’une association d’aide aux personnes migrantes. L’interprète, truchement auprès de l’avocat, est le filtre qui transmue l’histoire narrée en soninké en récit intelligible par l’homme de loi et les lecteurs francophones. Cette fiction linguistique fondatrice est entretenue grâce à un français aussi ciselé qu’inventif, animé par une rhétorique autre, et double. Celle-ci, qui renvoie à une situation administrative impérieuse, est aussi soulevée par un art et une éthique de la parole qui transcendent ce contexte : « Le pays des Français ayant des lois qui nous garantissent des droits, vous pour moi, comme témoin de ma langue et de mon histoire, moi pour vous, client parmi d’autres […], je couche un seul avertissement par terre. Ne pas m’interrompre lorsque je suis sur le point de toucher à un os de la parole […]. Sautez sur mes mots, penchez-vous si ça vous menace la tête ou heurte votre épaule, mais ne vous avisez pas de m’interrompre ».

Trickster insuffisamment madré et trop peu verni, proie du « grand rouleau compresseur de la lutte des classes » avec aux lèvres le « goût amer de l’aventure », pris aux multiples pièges des dominations patriarcale, post-coloniale et capitaliste, le personnage de Manthia, en insinuant ses tactiques narratives dans les légendes produites par ces dominations, parvient à les subvertir en les faisant apparaître pour ce qu’elles sont. Très digne successeur d’Ahmadou Kourouma, sachant comme ce dernier mettre au service d’une lucidité corrosive son humour et son inventivité langagière, Diadié Dembélé fait entendre une voix puissamment originale en renouvelant brillamment, avec ce roman de deux amis, les perspectives sur l’aventure migratoire.


[1] Revue Noire 17, « Mali – Burkina Faso – Niger », juin-juillet-août 1995, p. 20-22 ; Photographes de Bamako de 1935 à nos jours, Paris, Éditions Revue Noire, coll. « Soleil », 1998, p. 65-72 ; L’Afrique par elle-même. Un siècle de photographie africaine, Éditions Revue Noire, coll. « Soleil », 2003, p. 138-141.